"On nous apprend, en effet, au milieu d'une foule de commentaires enthousiastes que n'importe quelle ville d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation intelligente des conquêtes scientifiques."
Albert Camus, Combat, édition du 8 août 1945
Albert Camus lisant le journal
I - le Journalisme littéraire et la couleur locale : l'écriture coloniale
Le discours colonial qui affecte les
journalistes repose en partie sur la recherche du sensationnel et de la couleur
locale. Les visions exotiques se caractérisent par une représentation de
l’autre stéréotypé, parfois idéalisé, essentialisé mais la plupart du temps,
stigmatisé voire méprisé.
Un exemple : cet article du 20
novembre 45 qui rapporte les commentaires de Paul Cronier, correspondant
occasionnel pour Le Monde :
« Une lettre datée des 3 et 4 octobre
derniers, intéressante par son pittoresque et l'ambiance qu'elle évoque,
nous parvient de Chine. Notre correspondant était au Tonkin lors du coup de
force japonais du 9 mars 1945 (…). Il assiste en neutre aux combats qui
opposent - selon une procédure traditionnelle - les troupes du maréchal Tchiang
Kaï Chek à celles du gouverneur de la province.
Nous sommes bloqués dans notre "hôtel 1" par les
Chinois qui, depuis cinq heures ce matin, se font des politesses, de carrefours à
carrefours, à coups de fusils-mitrailleurs, de mitrailleuses, voire même de mortiers.
La population chinoise habituée à ces ébats se tient sur le pas des portes, et
l'on voit même entre deux rafales des coolies porteurs d'eau vaquer à leur
occupation en rasant les murs. On ne sait pas trop ce qu'est ce vaudeville
guerrier.
Le journal
prend le parti de tourner en dérision un épisode de la guerre civile au nom d’un
« pittoresque » qui autorise la métaphore du
« vaudeville guerrier ». Il correspond presque trait pour trait au
travers du discours orientaliste tel que Edward Said a pu le définir. Le
journaliste adoptant une « désinvolture condescendante » pour relever des
détails folkloriques qui vont lui servir à élaborer des généralités
« racistes » et conforter une vision politique du monde qui oppose le
monde civilisé à celui des barbares.
« L’orientalisme
est en fin de compte une vision politique de la réalité, sa structure accentue
la différence entre ce qui est familier (l’Europe, l’occident,
« nous ») et ce qui est étranger (l’Orient, « eux »). Cette
vision a, d’une certaine manière créé, puis servi les deux mondes ainsi
imaginés : les Orientaux vivent dans leur monde, « nous » dans
le nôtre ; cette vision et la réalité matérielle se soutiennent, se font
fonctionner l’une l’autre. Une certaine liberté dans les rapports est toujours
le privilège de l’occidental ; parce que sa culture est plus forte, il
peut pénétrer le grand mystère asiatique (…) ». Edward W. Saïd, L’Orientalisme, Paris, Seuil, 1978,
2003, p.59
Quelque chose se joue autour de la
métaphore qui dépasse la question du style et qui touche au regard que le
journaliste porte sur le monde et sur l’autre, un regard révélateur de la
condescendance propre à l’empire colonial français.
Les métaphores sont polarisées en
fonction de la « géographie imaginaire » de l’orientalisme qui
établit une frontière entre un « eux » et un « nous ». Quand
la métaphore se rapporte au « nous », qu’elle n’a pas été l’objet
d’une traduction ni d’une transposition, on dira que la métaphore de l’autre est endogène.
Étude à partir du moteur de
rechercher du Monde.
Les Métaphores de l’autre
endogènes et le « journalisme classique » à la recherche
d’exotisme : Voici 3 séries de métaphores (issues du regard que
portent les journalistes sur la Chine et sur Taiwan), remarquables par leur fréquence et par les polémiques qu’elles font naître.
1 – Première série : MUR COMME
ABSENCE DE COMMUNICATION : La « muraille de Chine » et le
« rideau de bambou » : par-delà les frontières de l’autre monde.
A
- La métaphore de la « muraille de Chine » : « X EST MURAILLE DE
CHINE » : 521 articles (emplois littéraux et métaphoriques confondus). Première occurrence : 17
juillet 1945 (Léopold DON, « L'Union occidentale vue de Londres »)
· Fernand Gigon le 7
janvier 53 écrit à propos de l’impossibilité de connaître le nombre de victimes
des affrontements à Macao entre partisans nationalistes et partisans
communistes : « Les choses se passent presque toujours en famille...
derrière cette infranchissable muraille
chinoise qui se nomme la discrétion » (Fernand GIGON « De la piraterie
à la politique », 7 janvier, 1953)
·
Roland
Delcour le 21 mars 55 écrit à propos de l’incompréhension entre ouvriers et
dirigeants socialistes en Allemagne de l’Est : « Les événements de
juin 1953 s'expliquent avant tout par la muraille de Chine invisible mais
partout présente qui sépare des ouvriers les responsables placés par le parti à
la tête des entreprises » (Roland DELCOUR « V. – Où la jeunesse
est reine », 21 mars 1955)
· Jean Guitton le 28 novembre 1967 écrit à propos de l’absurdité
des thèses d’état : « nos thèses "monumentales " de cinq
cents ou mille pages ne sont-elles pas un des éléments de la muraille de Chine
qui isole nos facultés des milieux non universitaires et même de nos collègues
étrangers ? » (« M. Jean Guitton et la thèse de lettres »,
28 novembre 1967)
Quelques
remarques sur ce florilège. La métaphore de la « muraille de Chine »
s’applique aux situations les plus hétéroclites,
elle associe néanmoins grossièrement l’imaginaire
chinois par un élément guerrier et défensif pour exprimer soit sur un mode
belliciste l’illisibilité et l’incompréhension
radicale, soit l’irréductible
étrangeté de l’univers chinois.
Une
variante : la somme du
« rideau de fer » et de la « muraille de chine » produit le
« rideau de bambou ». Son
histoire est le produit d’une surenchère métaphorique qui exprime évidemment le
passage à un régime totalitaire. (David Ritchie qui consacre un
chapitre de son essai sur les « metaphor in politics » a ce petit
commentaire : « Winston Churchill coined the metaphor « iron
curtain » for the « cold war » Soviet domination of Eastern
Europe ; this was later modified and extended to Chinese domination of
Asia as the « bamboo curtain. » David RITCHIE, Metaphor, « Metaphor in politics », « Others
vehicles for political metaphors », Cambridge University Press, 2013,
p.178)
B
- la métaphore du « rideau de
bambou » : 74
occurrences.
La métaphore
fait rapidement mais modestement florès puis tombe en désuétude. Sans
disparaître totalement, elle reste d’emploi rare.
La première
occurrence dans le Monde date du 9
avril 49 et provient d’un
périodique britannique The New Statesman
and Nation repris par Le Monde sous
le titre « Un rideau de bambou s'abat sur Pékin ». Ce « Bamboo curtain » (Priscilla ROBERTS, Behind the Bamboo Curtain: China, Vietnam, and the
Cold War (Cold War International History Project), Stanford University
Press, 2006)
est relayé immédiatement dans la presse française par Robert Guillain qui
popularise en quelque sorte la métaphore :
Que vaut enfin le pari de tous ceux qui
estiment le « rideau de bambou » moins redoutable que le rideau de
fer ? En tout cas Changhaï est l'endroit même où les réponses
seront le plus clairement données, et voilà pourquoi il fallait au moins
rester. (Robert Guillain « Derrière le rideau de bambou les
businessmen occidentaux », 31 mai, 1949)
La diplomatie
chinoise est piquée au vif :
·
Une dépêche de l’AFP rapporte les propos du premier ministre de
la République Populaire de Chine Chou En-Lai (Zhōu Ēnlái周恩來) à la
conférence de Bandoeng : « M. Chou En-Lai a enfin invité les délégués
à venir eux-mêmes en Chine pour s'assurer de ses dispositions pacifiques. " Il
n'y a pas de rideau de bambou", a-t-il conclu en déplorant qu'à l'étranger
on essaie d'établir un écran de fumée entre la Chine et le reste du
monde ». (AFP « Il n'y a pas de rideau de bambou déclare M. Chou
En-Lai », 20 avril 1955)
·
Robert Guillain écrit le 18 janvier 1956 à propos de la fête de
la révolution la veille du 1er octobre 1955 : « Une soirée
dansante entre les Asiatiques et les invités à peau blanche des démocraties
populaires. (…)
Le rideau de fer danse avec le rideau de bambou. Mais quoi, le rideau de bambou
n'existe pas, c'est Chou En-Lai lui-même qui l'a dit, à la tribune de Bandoeng.
Et je l'entends encore lancer aux délégués afro-asiatiques ces mots mémorables
: " À ceux qui en doutent, je dis : venez voir ! Vous êtes invités à
visiter la Chine. " (…) Les délégations (…) partout choyées et fêtées. (…)
repartent sans avoir vu la trace d'un " rideau de bambou "(…) Je veux
bien reconnaître, si je dois parler le langage simplifié de la propagande,
qu'il n'y a pas de " rideau de bambou ". N'ai-je pas, d'abord, obtenu
mon visa pour Pékin ? (…) Et pourtant un " rideau " plus subtil n'a
jamais cessé d'être tendu entre la Chine et moi, habilement, tenacement...
Écoutez bien ceci. Il y a six cent millions de Chinois, mais en deux mois on ne
m'a jamais laissé parler en tête à tête avec un seul d'entre eux ». (GUILLAIN
« II. - Quand Pékin reçoit l'Asie et le monde », 18 mai 1956)
Qui dit
« muraille de Chine » et « enceinte fortifiée » suppose
aussi l’espoir d’une « porte ouverte ». Pierre Do-Dinh, dans sa
chronique littéraire se demande « Par quelle porte pénétrer dans le mystérieux
univers chinois ? » (Pierre Do-Dinh, « Un roman chinois : Si Yeou Ki ou le
voyage en occident », Le Monde, 11 janvier 1958 c’est la deuxième fois que
le Voyage en Occident est présenté
dans le journal le monde. La comparaison est éloquente.). En l’occurrence, la métaphore de la
« porte de l’Orient ».
Reste à déconstruire la muraille et démonter
cette huisserie mythologique qui alimente la psychose civilisationnelle dont
parle Said et qui forge bien sûr des théories comme celle du « choc
des civilisations » de Samuel Huntington : « D’un point de vue
psychologique, l’orientalisme est une forme de paranoïa, un savoir qui n’est
pas du même ordre que le savoir historique ordinaire. » (Edward W. SAÏD, L’Orientalisme, Paris, Seuil, 1978,
2003, p. 90)
Voyons
l’histoire paranoïaque de la « porte d’orient »
2 – Deuxième série : La « porte de l’Orient » et les
« clés » de l’imaginaire géographique oriental : 75 articles.
La figure radicale
de « l’autre géographique » est servie par des métaphores
essentiellement ubiquistes qui s’appréhendent encore en terme de frontière avec
« soi » ou avec « nous ». L’imaginaire ne s’embarrasse pas
de contraintes spatiales réalistes. La métaphore de la « porte de
l’Orient » désigne autant la Mandchourie (« La Porte ouverte en Mandchourie », 8 mars
1946) Hong Kong (1949 Juillet 20
« HONG-KONG porte océane de la Chine »), Chypre, Istanbul, Vienne, Bucarest, que
Marseille !
La métaphore de
la « porte d’Asie », parce qu’elle peut être « ouverte ou
fermée » sert de mesure au baromètre
diplomatique. La métaphore est aussi le signe
ambigu qui s’ouvre sur un débat passionnant autour de l’interprétation des
événements qui se passent en Chine.
De nombreux China watchers et autres spécialistes du
« monde chinois », nous l’avons vu, prétendent que les « portes
de l’Orient se ferment ». Or en 1957, Pierre Frédérix publie Chine porte ouverte (Yves FLORENNE, « De
plusieurs ouvrages parus depuis un an je voudrais en particulier retenir le
livre de M. Pierre Frédérix, Chine, porte ouverte (1). » Le Monde du 3
avril 1957. Voir aussi Le Monde du 8
mai 1954 « Société d'autrefois » à propos d’un ouvrage
posthume de Jean Fredet, Quand la Chine
s’ouvrait). Claude Roy à
son tour, ouvre les portes en publiant, Clefs de la Chine, (Claude Roy cite Paul Eluard, poète communiste
(« Les prisons sont fermées aux prisonniers »).) ouvrage plébiscité par le Monde. Les points de vue métaphoriques entrent en contradiction. Qui est
dans l’erreur ? La « porte de l’Asie » ne pouvant être à la fois
ouverte et fermée, il faut nécessairement qu’une de ces « plumes »
trempe dans le mauvais encrier. Robert Guillain, qui jongle habilement avec
toutes les métaphores orientalistes à sa portée, risque d’y laisser les
siennes. La bonne foi du journaliste du Monde
est en cause. Il va être l’objet d’une attaque ciblée.
La métaphore de la « porte de
l’orient » a été en effet l’objet d’un long commentaire, publié dans un
article du Monde intitulé « La
Chine porte ouverte ou la Chine sous clé? » (Voir aussi : Yves
FLORENNE, « Clés pour la Chine et pour le Japon », Le Monde du 5
novembre 1955.). Dans cet
article, l’écrivain Yves Florenne s’étonne de la représentation simultanée
d’une Chine aux portes fermées, celle décrite par Robert Guillain, et d’une
Chine aux portes qui ne demandent qu’à être ouvertes, celle de Claude Roy.
« Où est la Chine ? Dans la
"fourmilière bleue" de Robert Guillain ? Ou dans ces six cents
millions d'humanistes heureux (…) que nous a montrés Claude Roy quand il eut
lui-même " le bonheur de découvrir " ce monde tout neuf dont il nous a rendu les " clés" ? »
(Yves FLORENNE, Le Monde 17 février
1956. )
Pour se sortir
de cette aporie, il fait appel à la publication d’un numéro spécial d’Esprit sur la Chine (« Regardons par
l'œil de quelques nouveaux voyageurs : ceux qui sont allés regarder par "
la Chine, porte ouverte " et nous rapportent dans Esprit ce qu'ils ont vu. (…) », ibid. Yves FLORENNE, Le Monde 17 février 1956), revue dirigée par Jean-Paul Sartre à
l’époque, avec des analyses notamment de Paul Ricoeur et Renée
Dumont, intitulé Chine porte ouverte
(revue Esprit, 1956) :
l’obsession de la « porte ouverte » est générale.
Le Journaliste
du Monde, aussi influent soit-il,
pèse peu face à la notoriété de l’Intelligentsia parisienne, fascinée par la
Chine communiste. Aussi le problème ainsi exposé va-t-il vite prendre la forme
d’un procès par contumace.
Un reportage de
Robert Guillain, publié en 18 épisodes en 1956, du 17 janvier au 18 février –le
plus long jamais publié au Monde – déclenche une vive polémique, alors même que
l’auteur est au Japon et que le reportage n’a été publié qu’à moitié. Un
article du 4 février 56, intitulé « Guillain et les mandarins »
rapporte les circonstances de ce procès orchestré par Sartre et quelques autres
« pèlerins de retour de Chine » dont Simone de Beauvoir, dans une salle du Palais d'Orsay, sous les auspices des
Amitiés franco-chinoises. Sartre voit en lui un « esprit
étroit », « faussé par sa connaissance de la
vieille Chine et (…) hostile à la nouvelle » (1956 février 4 G.F.
« Guillain et les mandarins »).
Guillain est donc jugé réactionnaire et sa vision anachronique.
Ironie de
l’histoire et idéologies mises à part, ses articles sur la Chine considérés
rétrospectivement comme visionnaires feront de lui un des plus grands reporters
du XXe siècle : « prince du journalisme » écrira
Jean-Claude Guillebaud. (Voir
les articles nécrologiques signés Jean-Marie Colombani, André Fontaine et
Chobei Nemoto, datés du 31 décembre 98 qui lui sont consacrés. Voir aussi
Bertrand POIROT-DELPECH, « Pour de vrai », 2 avril 97.)
Simone
de Beauvoir aurait écrit La Longue marche
de la Chine pour « faire pièce » contre son livre Six cents millions de Chinois et
« combattre l’effet profond » qu’avaient fait ses articles (Ibid., p. 323). Loin de moi l’envie de refaire ce
procès à rebours de l’histoire, encore moins de soutenir les partisans du
« monde libre » contre les partisans du totalitarisme ou de dénoncer
à l’inverse, les « révisionnistes » contre les « progressistes »
mais de revenir plutôt sur un style de journalisme
foncièrement orienté.
3 – Troisième série : L’AUTRE EST UN
NON HUMAIN /Les « Martiens », la « fourmilière bleue » et le
« procès » de Guillain :
Soyons
clair : la prose des journalistes du Monde qui écrivent au début des
années 50 (Robert Guillain, André Dubosq, Paul Cronier) est paternaliste et
volontiers colonialiste. C’est la prose de l’ancien
monde du journalisme. Dubosq qui ne
voit dans les événements de 49 que de simples péripéties : « la Chine
digèrera Mao qui sera acheté pour quelques poignées de dollars » (Laurent GREILSAMER, L’Homme du Monde. La vie d’Hubert Beuve-Méry,
Paris, Perrin, 2010, p. 394-5),
« la longue marche n’est qu’une nouvelle variante de la route de la
soie » (1945
juillet 12 André DUBOSCQ « Une Marche Chinoise »). Mais Guillain ne partage pas la même
vision. Il trempe au contraire, comme Albert Londres, sa plume dans la plaie et
voit le bouleversement d’un nouveau monde en devenir et « l’homme
moderne » que fabrique (pour le meilleur et pour le pire) l’entreprise
communiste. C’est un visionnaire, aux deux sens du terme. Il prédit avec justesse et sa prose se boit comme
dans la poésie !
Malheureusement
le tableau qu’il fait de cet « homme moderne » n’est pas du goût de
tous les intellectuels parisiens. Il est régulièrement surpris en flagrant
délit de délire métaphorique dans les colonnes du Monde. Ces métaphores - d’authentiques créations - provoquent tollé
sur tollé (Guillain
est régulièrement pris à parti dans les pages du Monde par les lecteurs eux-mêmes) et par voie de conséquence font florès.
C’est le cas de
son témoignage halluciné sur la prise de Shanghai par les Communistes.
L’article du 11 juin 1949 s’ouvre par la métaphore des « martiens à
Shanghai » pour désigner l’étrange soldatesque communiste, de vert vêtue,
qui se comportait avec civilité dans les rues de Shanghai. L’article est aussi
une réponse à André Dubosq :
Le
temps dira si ces divers avertissements sont justifiés. Il était au moins
nécessaire de les enregistrer, même si l'histoire devait après tout donner
raison à ceux qui croient encore - et ils restent nombreux - que ce ne seront
pas les Martiens qui avaleront la Chine, mais la Chine qui absorbera les
Martiens. (11 juin 1949 Robert GUILLAIN, « Disciplinés
et incorruptibles les communistes déconcertent la population Stalinienne ou
titiste, que réserve la Chine de demain ? »)
Comme un Orson
Welles qui déclencherait un vent de
panique en adaptant la Guerre des mondes
(La Guerre des Monde de H.G. Wells adaptée à
la radio en 1938 par Orson Welles déclenche des mouvements de panique), on reprochera à Guillain d’alimenter
les phobies anti-communistes, en actionnant le levier sensationnaliste. C’est
principalement par lui que les Français découvriront la Chine, dans les
colonnes du Monde. Les métaphores
sont les unités de bases de ses visions qui certes, sont déformation du réel, mais aussi « grand véhicule » d’une
information mise en perspective dans un mouvement historique.
« Fourmis
bleues » : 27 articles. « Fourmilière bleue » : 3 articles.
Fourmilière,
essaim, nuage de sauterelle, vague ou torrent humain, Guillain a maintes fois
qualifié métaphoriquement l’impression que lui faisait le contact avec la foule
chinoise. Il n’est pas le seul. Mais pour la première fois en 1956, il combine
le thème obsessionnel du « bleu de chauffe » avec celui de la
fourmilière, pour qualifier l’uniformisation des hommes et des esprits propre
au système totalitaire dont il est le premier à s’effrayer.
·
Guillain
écrit le 23 janvier 1956 « Ces Chinois-ci sont
pris dans l'engrenage d'une transformation absolument nouvelle (…). Ils sont
groupés, amalgamés, broyés en une pâte unique, nouveauté sans précédent. Ils
sont enrégimentés, gouvernés et surgouvernés; ils sont enfin dociles et soumis
jusqu'à n'être plus qu'un troupeau, ou une fourmilière - toutes choses en
vérité bouleversantes pour quiconque a connu l'individualisme presque
anarchique des Chinois, au temps où Confucius résistait encore à Staline. Une
fourmilière, des fourmis, voilà bien ce qu'ils sont devenus... Les fourmis
bleues !... Voilà le mot qui dit le mieux l'incroyable avatar, voilà
l'explication qui, nous allons le voir, va beaucoup plus loin qu'on ne pense »
( 1956 janvier 23 Robert GUILLAIN « VI.- Les Fourmis bleues »).
Comment
interpréter cette métaphore animalière ? La métaphore incarne à partir des
années 60 et durablement l’obsession démographique d’une Chine surpeuplée. On a
beau craindre un retour au vieux mythe xénophobe du péril jaune, c’est comme si
la modernité baudelairienne de « l’homme des foules » se projetait à
l’échelle internationale. Rétrospectivement, la clairvoyance de Guillain à
l’égard de la métamorphose totalitaire de la société chinoise force
l’admiration.
Quoiqu’il en
soit après la gifle de ce procès par contumace, Guillain n’écrira plus de la
même manière et usera des métaphores avec beaucoup plus de parcimonie. Guillain
incarne cette transition : « la
décolonisation du langage ». Plus sûrement que la censure réelle
que le gouvernement impose à la presse (« La censure (« préventive », dit
le ministre) est provisoirement rétablie le 25 mai [1958],
chaque journal est supervisé par un censeur qui examine les morasses avant
parution ; plus de risque, alors, d’interdiction après tirage », Fabrice D’ALMEIDA, Christian DELPORTE, Histoire des médias en France, de la Grande
Guerre à nos jours,Paris Flammarion, 2010, p. 180), une vigilance idéologique façonne
l’éthique du journalisme de sorte que « muraille de Chine »,
« porte d’Orient » et « fourmi bleue » perdent leur
vivacité au profit de nouvelles fictions propres à la modernité, à cette autre
façon de voir le monde. Les métaphores exogènes
se substituent aux métaphores endogènes.
II - Kessel et Londres, deux figures de ce journalisme à coloration colonialiste qui ont contribué à abolir le format (présentation des exposés)
a - Présentation par Evaen
b - Présentation par Rou
c - Présentation par Joanna
III - Préparation de l'interview de Chia Hua :
- lire : le manifeste de Camus rapporté par Masha Séry
- faire une recherche sur Camus journaliste
- faire une recherche sur Camus journaliste
- établir un questionnaire
VI - Questionnaire pour Chia-Hua (à commenter) :
Questions introductives :
1. Pourriez-vous vous présenter s’il vous plaît ?
2. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à Camus en particulier ?
Questions relatives au « journalisme littéraire » :
3. Quelles sont les motivations majeures qui ont poussé Camus à écrire pour la presse ?
4. Dans quelles conditions Camus écrivait-il à ses débuts ?
5. Comment étaient reçus les articles que Camus publiait dans Le Soir Républicain et Alger Républicain ?
6. Pourquoi les textes de Camus ont-ils été soumis à la censure ? Et comment réagit-il face à la censure ?
7. En quoi le fait d’être journaliste a pu influencer l’écriture et la pensée de Camus ?
8. Camus a écrit : « Un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas ». En quoi Camus est-il un exemple de déontologie pour la profession de journaliste ?
9. A quel type de presse Camus s’oppose-t-il ?
Questions situées :
10. Camus est-il encore d’actualité ? Son engagment ? (ex : Ecfa et mouvement tournesol, peine de mort, mariage homosexuel...)
11. Quelle est la réception de Camus à Taiwan ?
Questions générales :
12.Pourriez-vous nous éclairer sur le lien entre l’absurdité, le suicide et la révolte chez Camus ?
13. Pour quelles raisons Camus a-t-il adhéré au Parti communiste et pour quelles raisons a-t-il été exclu ?
14. Pourquoi Camus ne veut-il pas être considéré comme un existentialiste ?
Questions conclusives :
15. Quelle œuvre de Camus nous conseilleriez-vous ? Pourquoi ?
IV - Écouter le radio :
Montage terminé de l'entretien avec Matthieu Kolatte : durée 1 h
https://soundcloud.com/ivan-546966006/montage-entretien-matthieu-kolatte-8-nov-mixage-final-60
À diffuser sur Pinewave.
V - deux textes de références : Cronier et Camus
Les devoirs du journaliste selon Albert Camus
Les
« quatre commandements » du manifeste censuré de l'écrivain
traversent son oeuvre romanesque et structurent sa réflexion philosophique.
Par Macha Séry
LE MONDE CULTURE ET IDEES Le 18.03.2012 à 14h16 • Mis à jour le
18.03.2012 à 15h02
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Le
manifeste que nous publions a été rédigé par Albert Camus (1913-1960) près de
trois mois après le début de la seconde guerre mondiale. Il a alors 26 ans. Non
signé, le texte est authentifié. Il est aussi d'actualité. Il pourrait tenir
lieu de bréviaire à tous les journalistes et patrons de journaux qui aspirent à
maintenir
la liberté d'expression dans un pays en guerre ou soumis à la dictature, là où
le patriotisme verrouille l'information. "Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu'un
esprit un peu propre accepte d'être
malhonnête", écrit Camus, pour qui résister,
c'est d'abord ne pas consentir
au mensonge. Il ajoute : "Un journal libre se mesure autant à ce qu'il
dit qu'à ce qu'il ne dit pas."
Cet
article de Camus devait paraître
le 25 novembre 1939 dans Le Soir républicain, une feuille d'information
quotidienne vendue uniquement à Alger, dont Camus était le rédacteur en chef et
quasiment l'unique collaborateur avec Pascal Pia. Mais l'article a été censuré.
En Algérie, sa terre natale,
qu'il n'a, à l'époque, jamais quittée
hormis pour de brèves vacances, Camus jouit d'un petit renom. Il a déjà écrit L'Envers
et l'Endroit (1937) et Noces (mai 1939). Il a milité au Parti communiste pour promouvoir
l'égalité des droits entre Arabes et Européens, avant d'en être exclu à
l'automne 1936 - il a consenti à cette exclusion, tant les reniements politiques
du parti l'écoeuraient.
Secrétaire
de la maison de la culture
à Alger, il a monté la première compagnie de théâtre de la ville, adapté Le
Temps du mépris, de Malraux, et joué des classiques. Sa première pièce, Révolte
dans les Asturies, coécrite avec des amis, a été interdite par Augustin
Rozis, le maire d'extrême droite d'Alger. Le jeune Camus, orphelin d'un père
mort en 1914, fils d'une femme de ménage analphabète, fait de la littérature
une reconnaissance de dette. Fidélité au milieu dont il vient, devoir
de témoignage.
Pascal
Pia, vieil ami d'André Malraux, l'a recruté en 1938 comme journaliste
polyvalent pour Alger républicain, quotidien qui entendait défendre
les valeurs du Front populaire. Ce journal tranchait avec les autres journaux
d'Algérie, liés au pouvoir
colonial et relais d'une idéologie réactionnaire. Ainsi Camus a publié dans Alger
républicain une série d'enquêtes
qui ont fait grand bruit, la plus connue étant "Misère de la
Kabylie".
Camus
est pacifiste. Mais une fois la guerre déclarée, il veut s'engager.
La tuberculose dont il est atteint depuis ses 17 ans le prive des armes. Alors
il écrit avec frénésie. Dans Alger républicain puis dans Le Soir
républicain, qu'il lance le 15 septembre 1939, toujours avec Pascal Pia.
Ces deux journaux, comme tous ceux de France, sont soumis à la
censure, décrétée le 27 août. Par ses prises de position, son refus de verser
dans la haine aveugle, Camus dérange. L'équipe, refusant de communiquer
les articles avant la mise en page, préfère paraître en laissant visibles, par
des blancs, les textes amputés par la censure. Au point que certains jours, Alger
républicain et surtout Le Soir républicain sortent avec des colonnes
vierges.
Moins
encore qu'en métropole, la censure ne fait pas dans la nuance. Elle biffe ici,
rature là. Quoi ? Des commentaires politiques, de longs articles rédigés par
Camus pour la rubrique qu'il a inventée, "Sous les éclairages de
guerre", destinée à mettre
en perspective le conflit qui vient d'éclater,
des citations de grands auteurs (Corneille, Diderot, Voltaire, Hugo), des
communiqués officiels que n'importe qui pouvait pourtant entendre
à la radio, des extraits d'articles publiés dans des journaux de la métropole (Le
Pays socialiste, La Bourgogne
républicaine, Le Petit Parisien, le Petit Bleu, L'Aube)...
Ce
n'est jamais assez pour le chef des censeurs, le capitaine Lorit, qui ajoute
d'acerbes remarques sur le travail
de ses subalternes lorsqu'ils laissent passer
des propos jugés inadmissibles. Comme cet article du 18 octobre, titré
"Hitler et Staline". "Il y a là un manque de
discernement très regrettable", écrit le capitaine. Ironie, trois
jours plus tard, à Radio-Londres (en langue française), les auditeurs peuvent
entendre ceci : "La suppression de la vérité, dans toutes les nouvelles
allemandes, est le signe caractéristique du régime nazi."
Le
24 novembre, Camus écrit ces lignes, qui seront censurées : "Un
journaliste anglais, aujourd'hui, peut encore être fier de son métier, on le
voit. Un journaliste français, même indépendant, ne peut pas ne pas se sentir
solidaire de la honte où l'on maintient la presse française. A quand la
bataille de l'Information en France ?" Même chose pour cet article fustigeant le
sentiment de capitulation : "Des gens croient qu'à certains moments les
événements politiques revêtent un caractère fatal, et suivent un cours
irrésistible. Cette conception du déterminisme social est excessive. Elle méconnaît ce
point essentiel : les événements politiques et sociaux sont humains, et par
conséquent, n'échappent pas au contrôle humain" (25 octobre).
Ailleurs,
sous le titre
"Les marchands de mort", il pointe la responsabilité des fabricants
d'armes et l'intérêt économique qu'ils tirent des conflits. Il préconise "la
nationalisation complète de l'industrie
des armes" qui "libérerait les gouvernements de l'influence de
capitalistes spécialement irresponsables, préoccupés uniquement de réaliser
de gros bénéfices" (21 novembre). Il n'oublie pas le sort des peuples
colonisés en temps de guerre, dénonçant la "brutalisation" des
minorités et les gouvernements qui "persistent obstinément à opprimer
ceux de leurs malheureux sujets qui ont le nez comme il ne faut point l'avoir,
ou qui parlent une langue qu'il ne faut point parler".
Bien
que les menaces de suspension de leur journal se précisent, Albert Camus et
Pascal Pia ne plient pas. Mieux, ils se révoltent. Pascal Pia adresse une
lettre à M. Lorit où il se désole que Le Soir républicain soit traité
comme "hors la loi" alors qu'il n'a fait l'objet d'aucun
décret en ce sens. Parfois le tandem s'amuse des coups de ciseaux. Pascal Pia
racontera que Camus, avec malice, fit remarquer
à l'officier
de réserve qui venait de caviarder
un passage de La Guerre de Troie n'aura pas lieu qu'il était
irrespectueux de faire
taire
Jean Giraudoux, commissaire à l'information du gouvernement français...
Le
Soir républicain est interdit le 10 janvier 1940, après 117 numéros, sur ordre
du gouverneur d'Alger. Camus est au chômage. Les éventuels employeurs sont
dissuadés de l'embaucher
à la suite de pressions politiques. Tricard, le journaliste décide de gagner
Paris, où Pascal Pia lui a trouvé un poste
de secrétaire de rédaction à Paris Soir. La veille de son départ, en
mars 1940, il est convoqué par un commissaire de police, qui le morigène et énumère les
griefs accumulés contre lui.
L'article
que nous publions, ainsi que les extraits cités ci-dessus, ont été exhumés aux
Archives d'outre-mer, à Aix-en-Provence. Ces
écrits, datant de 1939 et 1940, ont été censurés par les autorités coloniales.
Ils n'ont pas été mis au jour par les spécialistes qui se sont penchés sur
l'oeuvre de Camus. Notamment Olivier Todd, à qui on doit la biographie Albert
Camus, une vie (Gallimard 1996). Ni dans Fragments d'un combat 1938-1940
(Gallimard, "Cahiers Albert Camus" n° 3, 1978), de Jacqueline
Lévy-Valensi et André Abbou, qui réunit des articles publiés par Camus alors
qu'il habitait en Algérie.
C'est
en dépouillant carton par carton que nous avons découvert les articles
manquants d'Alger républicain et du Soir républicain dans les
rapports de censure. Car cette dernière a pour qualité d'être une greffière
rigoureuse. De même que les services des renseignements généraux, qui notent
tous les faits et gestes des individus qu'ils surveillent - ce fut le cas
d'Albert Camus en Algérie. C'est ainsi qu'ont surgi, sous nos yeux, les mots,
les phrases, les passages et même les articles entiers qui n'avaient pas l'heur
de plaire
aux officiers chargés d'examiner
les morasses des pages des journaux.
"Ces
archives-là n'ont pas été utilisées", confirme le spécialiste Jeanyves Guérin, qui
a dirigé le Dictionnaire Albert Camus (Robert Laffont, coll.
"Bouquins", 2009). Même confirmation d'Agnès Spiquel, présidente de
la Société des études camusiennes.
Dans
l'inédit publié ici, Camus considère que "la vertu de l'homme est de se
maintenir en face de tout ce qui le nie ". Dans L'Homme révolté,
il ne dit pas autre chose, estimant que la révolte, "c'est l'effort
pour imposer
l'Homme en face de ce qui le nie".
"Les
quatre commandements du journaliste libre", à savoir
la lucidité, l'ironie, le refus et l'obstination, sont les thèmes majeurs qui
traversent son oeuvre romanesque, autant qu'ils structurent sa réflexion
philosophique. Comme le football
puis le théâtre, le journalisme a été pour Camus une communauté humaine où il
s'épanouissait, une école de vie et de morale. Il y voyait de la noblesse. Il
fut d'ailleurs une des plus belles voix de cette profession, contribuant à dessiner
les contours d'une rigoureuse déontologie.
C'est
aux lecteurs algériens que Camus a d'abord expliqué les devoirs de clairvoyance
et de prudence qui incombent au journaliste, contre la propagande et le "bourrage
de crâne". A Combat, où Pascal Pia, son mentor dans le métier,
fait appel à lui en 1944, Camus poursuit sa charte de l'information, garante de
la démocratie pour peu qu'elle soit "libérée" de l'argent :
"Informer bien au lieu d'informer
vite, préciser
le sens de chaque nouvelle par un commentaire approprié, instaurer
un journalisme critique et, en toutes choses, ne pas admettre
que la politique l'emporte sur la
morale ni que celle-ci tombe dans le moralisme."
En
1951, il laisse percer
sa déception dans un entretien donné à Caliban, la revue de Jean Daniel
: "Une société qui supporte d'être distraite par une presse déshonorée
et par un millier d'amuseurs cyniques (...) court à l'esclavage malgré les
protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation."
Macha
Séry
En
savoir plus sur
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/03/18/les-devoirs-du-journaliste-selon-albert-camus_1669779_3212.html#MJH1wvcsSsE7DsuC.99
QUAND LES
TROUPES DU MARECHAL TCHIANG KAI CHEK s'opposent à celles du Yunnan
LE MONDE |
20.11.1945 à 00h00 • Mis à jour le 20.11.1945 à 00h00 |
PAUL
CRONIER.
Une
lettre datée des 3 et 4 octobre derniers, intéressante par son pittoresque et
l'ambiance qu'elle évoque, nous parvient de Chine. Notre correspondant était au
Tonkin lors du coup de force japonais du 9 mars 1945 et a pris part à la
retraite des troupes du général Alessandri à travers le Haut-Tonkin et le
Haut-Laos pour échouera à Kunming, capitale du Yunnan. Il assiste en neutre aux
combats qui opposent - selon une procédure traditionnelle - les troupes du
maréchal Tchiang Kaï Chek à celles du gouverneur de la province.
Nous
sommes bloqués dans notre " hôtel 1 " par les Chinois qui, depuis
cinq heures ce matin, se font des politesses, de carrefours à carrefours, à
coups de fusils-mitrailleurs, de mitrailleuses, voire même de mortiers. La
population chinoise habituée à ces ébats se tient sur le pas des portes, et
l'on voit même entre deux rafales des coolies porteurs d'eau vaquer à leur
occupation en rasant les murs. On ne sait pas trop ce qu'est ce vaudeville
guerrier : troupes gouvernementales contre troupes yunnanaises ? Troupes de la
Ve armée contre troupes de je ne sais quoi ? Ou bien tout simplement troupes
chinoises désirant se munir de fonds avant de partir en campagne ? Nous nous
arrêtons à cette dernière hypothèse, d'autant plus vraisemblable que les plus
gros " combats " ont l'air de se livrer du côté de la rue des
Banques...
Le
gouvernement central de Tchiang Kaï Chek a attaqué Kunming, profilant de ce que
les troupes yunnanaises étaient au Tonkin avec le général Lou Han, neveu de.
Long Yun - gouverneur du Yunnan depuis dix-huit années, et l'un des derniers
féodaux de la Chine. Mais Long Yun est un vieux renard qui ne s'est pas laissé
faire : ayant rassemblé sa gendarmerie, sa police, il a résisté aux attaques
des Centraux représentés par la Ve armée. De plus, son fils, ayant 20.000
hommes bien armés et équipés à l'américaine, a pu intervenir en sa faveur.
Notre hôtel 1 se trouve très exactement dans le no man's land. Nous sommes
sortis hier toute la journée, avons visité les remparts en briques sèches sur
lesquels pourrissaient déjà plusieurs cadavres... et les rues parfaitement
désertes de la ville sillonnées par des patrouilles de soldats en guenilles, en
chaussons de paille, armés de mausers, de mitraillettes Thomson, de
mitrailleuses type Maxim's et de canons de 37 m/m semi-automatiques... Les
téléphonistes déroulent des kilomètres de fil et les Chinois ne peuvent
circuler sous aucun prétexte... Aujourd'hui, nous avons circulé en voiture avec
un grand drapeau français qui nous permettait de franchir les barrages de la Ve
armée... ou bien ceux des forces yunnanaises...
Le
gouverneur Long Yun incarne actuellement l'esprit d'indépendance qui a toujours
caractérisé le Yunnan, dont la race, la civilisation et les traditions
diffèrent assez de celles des autres fils de Han. Le maréchal Tchiang Kaï Chek,
à qui
certains reprochent de ne pas contrôler effectivement ses dix-huit provinces,
désire réduire les foyers de résistance. Long Yun a des troupes très bien
équipées, la ligne du chemin de fer du Yunnan lui apportant depuis fort
longtemps armes et matériel modernes. Tchiang Kaï Chek doit donc compter avec
lui : il lui a proposé la division du Yunnan en trois préfectures. Le tout est
de savoir si les titulaires de ces postes seront les créatures du gouvernement
central ou de Long Yun. Les troupes de celui-ci tâchent d'obtenir le maximum de
concessions : il y va de leur prestige. Elles combattent pour se faire payer le
plus cher possible l'abandon " volontaire " du pouvoir.
C'est ainsi que
la Ve armée, et notamment la 96e division, attaquèrent la villa hier à 4 heures
et y pénétrèrent aussitôt par la porte Est. Les troupes de gendarmerie
yunnanaise occupaient les blockhaus des carrefours de la vieille ville, Mais, à
midi, les Centraux s'en emparèrent presque sans coup férir, et s'approchèrent
du palais du gouverneur. Des parlementaires en Jeep, battant pavillon blanc, y
entreront vers 17 heures pour discuter de l'arrêt du combat pendant la nuit.
Les blockhaus des carrefours sont défendus... et investis à coup de...,
parlotes et de quelques rafales d'armes automatiques, tirées pour créer
l'ambiance. Des grenades sont distribuées dans les postes, mais les soldats
refusent le ravitaillement en munitions, que des valets d'armée leur apportent
au bout du fléau légendaire... Dans les maisons, les femmes préparent les repas
des combattants... Toutes les échoppes sont fermées, volets clos, les banques
ont tiré leurs grilles en fer. Un officier nous propose son mauser pour 250.000
dollars ; les grenades doivent se vendre au rabais, car les Chinois ne sont pas
très amateurs de combat rapproché... Les prix des denrées augmentent à vue
d'œil, vendues dans l'entrebâillement des portes... No man's land : dans les
maisons derrière les volets et les vitrines qui, prudemment ont été vidées, les
Chinois jouent aux cartes (on joue peu au mahjong au Yunnan). Patrouille d'un
soldat chinois déguisé en Américain avec son casque trop large. Les sentinelles
en chaussons de paille montent la garde assises sur une borne, le dos à
l'ennemi, Un soldat chinois, blessé, au milieu de la rue, le derrière en
sang... il sera encore là ce soir, mort sans doute ; personne n'y aura touché,
ni même pensé à le soigner, à le tirer de la " bataille Déguisements,
cours des miracles, où les fusils remplacent les fourches, où les baïonnettes
remplacent les gourdins et les béquilles des faux mendiants. À deux cents
mètres de là, on reconstruit la pagode de Confucius que les bombardements
japonais de 1942 avaient abîmée. Trois colonnes doriques sont encore dans les
échafaudages, couronnées toutes trois par une colombe de la paix.
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