"J'aime beaucoup lire et écrire, j'ai commencé par des études de lettres. Les cours me plaisaient énormément. pourtant on continuait à me demander : "mais avec ces études de lettres, qu'est-ce que tu vas devenir ?"
Florence Aubenas, Grand reporter, Paris, Bayard, 2009, 13
- Fiche de lecture (biographie, résumé, analyses centrées sur le cours, sur la question du journalisme littéraire, impressions)
- Questionnaire pour Chia-Hua (à commenter)
- Retour sur E. Carrère en guise d'introduction-transition (style "rendre familier l'étrange" et vis versa : usage de l'analogie)
Dossier Forence Aubenas
1 - Extrait de La Fabrication de l'information
2 - Extrait de Grand reporter de Florence Aubenas (formation de lettres, humanité, écriture, reportage, danger, impossibilité, etc.)
3 - Une émission avec Florence Aubenas
4 - une réflexion publiée dans le Monde sur les liens d'amitié qui peuvent s'établir au cours de ses enquêtes.
5 - Deux grands reportages au Monde : sur la guerre an Syrie, sur un
Philippe El Shennawy détenu à perpétuité.
6 - Je laisserai 曾柔 présenter Sur le quai de Ouistreham.
I - Presentation de Florence Aubenas :
- Elle a commencé sa carrière à Libération (puis le Nouvel Obs 2006 et Le Monde 2012)
- Otage à Bagad en 2005 (5 mois retenue prisonnière).
- Amie de l'écrivain Marie Desplechin
- C'est une star du journalisme et une écrivain
III - La fabrication de l'information et l'écriture journalistique : "des journalistes en quête de personnages"
Elle complète un peu les rapports que nous établissons entre littérature et journalisme. Nous avons vu que les romanciers écrivains des romans comme des grands reportages. Ce que dénonce Florence Aubenas et Miguel Benasayag, c'est que la presse et plus généralement les "médias"(TV, radio, press), s'ils ne dépendent peut-être pas d'une pensée unique, fabriquent le monde de l'information artificiellement. Le monde de l'information ainsi présenté est précisément ce que refuse les auteurs du
slow journalism.
"Ne pouvoir exposer une situation que si elle est représentable constitue bien une idéologie, celle du monde de la communication" Florence Aubenas, Miguel Benasayag,
La fabrication de l'information, Paris, La Découverte, 1999,
p. 18
"Aujourd'hui, on ne triche plus pour faire croire, on triche pour faire voir"p. 22
"Pour que le monde soit crédible, il doit ressembler à la fiction (...) Le réel n'est plus que cette chose fatuguante et capricieuse qui semble s'évertuer à vouloir faire capoter l'histoire qu'on a écrite pour lui" p. 23
IV - Grand reporter et la question du journalisme littéraire :
"La presse travaille comme ça dans le désordre des choses et du monde"
Florence Aubenas, Grand reporter, Paris, Bayard, 2009, p. 11
"J'aime beaucoup lire et écrire, j'ai commencé par des études de lettres. Les cours me plaisaient énormément. pourtant on continuait à me demander : "mais avec ces études de lettres, qu'est-ce que tu vas devenir ?" Grand reporter, p. 13
"Ce que j'aime, c'est cette humanité nue, ces gens ordinaires tout à coup confrontés à l'extraordinaire, emportés malgré eux dans la tempête et qui n'auront jamais de statue"
Grand reporter, p.17
Il faut sans doute rapprocher ici cette métaphore de la nudité avec d'une part le texte de Hatzfeld que nous allons découvrir la semaine prochaine et cet essai de François Jullien, le Nu Impossible, dans lequel le philosophe-sinologue montre que pour l'occident la nudité depuis l'antiquité correspond à une recherche de l'essence.
La proximité avec le terrain, l'intimité que le journaliste grand reporter entretient avec son sujet, c'est un des aspects qui le rapproche de la littérature !
"Encore un massacre! on ne va pas écrire tous les jours la même chose."
Grand reporter, p. 23
C'est pourquoi, rien n'est pire que l'indifférence et qu'il est bon pour lui de résister à "l'idéologie de la communication".
"J'ai toujours pensé que quand on aime vraiment son métier, ce qui est mon cas, il faut être le premier à la critiquer"
Grand reporter, p. 23
Premier trait définitoire de la profession de journalisme : le travail critique.
"Vérifier sur le terrain, les informations qui nous sont données est un aspect essentiel du travail des journalistes" Grand reporter, p. 25
Deuxième trait définitoire de la profession de journalisme : vérifier sur le terrain les informations.
"Quand on voyage loin, on emporte avec soi son passeport évidemment, mais aussi toute sa culture, sa manière de penser, ses a-priori. On a parfois l'impression de comprendre une situation, et en fait, on ne fait que plaquer des idées reçues" Grand reporter, p. 30
"Posez-moi surtout des questions qui dérangent ce sera votre premier travail de journaliste"
Grand reporter, p. 35
Troisième trait définitoire de la profession de journalisme : poser des questions qui dérangent. Pourquoi ? Pour sortir des idées reçues (= clichés, stéréotypes, préjugés, a priori, discours préconçu, pré-construit) dont la forme la plus complexe est l'idéologie (Voir sur ce point Ruth Amossy et le cours de l'an passé sur le rapport entre sémiologie et idées reçues chez Barthes).
Une des constances de l'écriture de Florence Aubenas est sa conscience professionnelle. Celle-ci suppose une exigence morale telle qu'elle en vient à remettre en cause la logique de production de l'information qui fonctionne comme une machine à répéter les mêmes histoires (l'information est construite avec un matériau pré-fabriqué) : d'où ces "journalistes en quête de personnages). Le journalisme littéraire s'est développé en réaction à cette logique, si bien que ce qui définit sa littérarité n'est justement pas la fiction (on parle de "non-fiction") mais une recherche plus fine, plus subtile, plus nuancée du réel.
V - écouter la radio :
"116 rue Albert Londres"
Émission sur France Culture d'Aleandre Héraud. Invitée : Florence Aubenas
Invitée à : https://www.franceinter.fr/emissions/116-rue-albert-londres/116-rue-albert-londres-14-juin-2015
Quai de Ouistreham lu sur France Culture :
https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-le-feuilleton/le-quai-de-ouistreham-15-1
VI - Une réflexion publiée dans le Monde sur les liens d'amitié qui peuvent s'établir au cours de ses enquêtes.
À comparer avec Le journaliste et l'assassin roman de Janet Malcom (commenté par Emmanuel Carrère).
J'ai sonné chez la femme de
l'assassin, par Florence Aubenas
LE MONDE
DES LIVRES | 12.06.2013 à 19h26 • Mis à jour le 13.06.2013 à 09h49 |
A l'époque où j'étais une jeune journaliste, rien ne
m'avait préparée à cet instant où j'ai sonné chez la femme de l'assassin. Un
chômeur avait poignardé à mort son voisin, un négociant en vin dans mon
souvenir : il ne comptait pas le voler, il avait juste cédé à un sentiment d'injustice
contre le sort. C'était mon premier fait divers. Ni mes années d'études ni mes
collègues que j'entendais débattre de ces affaires-là en terme d'initiés, à la
fois énigmatiques et crus, comme des médecins en salle d'opération, ni rien de
ce que j'avais connu jusque-là ne m'ont été d'aucune utilité.
Je ne m'attendais pas non plus ce jour-là à ce que la
femme de l'assassin me fasse entrer et me serve un café. On m'a rarement claqué
la porte au nez, je l'ai constaté depuis. Un journaliste n'est pourtant ni
policier, ni magistrat, ni aucune de ces personnes, en tout cas, que les femmes
d'assassin sont sommées de recevoir en pareilles circonstances.
J'ai vite compris qu'il valait toutefois mieux se
montrer amène pour que l'entretien s'engage. La femme de l'assassin aussi. La
raison pour laquelle quelqu'un dont l'existence vient de basculer se confie à
une inconnue m'est longtemps restée mystérieuse. Des années plus tard, un des
treize accusés au procès d'Outreau m'a fourni une réponse précise : "Dans
cette situation, où tout me désignait comme un monstre, vous avez été la
première à vous adresser à moi normalement, comme dans la vie d'avant."
Il a aussitôt poursuivi : "Je me suis dit de façon utilitaire : elle va
me tirer de là." Il se trouve que ces treize-là, accusés de
pédophilie, ont tous été acquittés. Le chômeur au poignard, lui, avait avoué
son crime. Coupable ou innocent, qu'importe : sur ce point-là, il y va aussi du
statut d'être humain. J'entends encore la femme de l'assassin me répéter : "Mon
mari vient d'être licencié, il a perdu pied. Montrez-le comme un homme."
Nous ne parlions pas depuis très longtemps quand la
sonnette a retenti. J'ai entendu dans l'entrée les mêmes paroles cordiales que
celles que je venais de prononcer. Un autre journaliste a fait son apparition.
Nous avons bientôt été cinq collègues et concurrents devant une tasse de café.
L'entretien a rapidement tourné à l'assaut d'amabilités envers notre hôtesse :
chacun cherchait se concilier ses bonnes grâces et, donc, les meilleures informations.
Nous jouions notre article. Elle jouait sa peau. La partie s'avérait, on s'en
doute, inégale.
LES BANCS DE LA PRESSE ÉTAIENT VIDES
Les relations entre elle et la presse ont gardé quelque
temps un semblant d'équité : tant qu'il y a eu des éléments à grappiller,
pièces de dossier ou confidences. Quand tout a été essoré, c'était désormais la
femme de l'assassin qui relançait les journalistes. Voyant l'intérêt décroître,
elle s'est mise à promettre du nouveau, "de l'exclusif", qui bien sûr
ne venait jamais. Quand vint le procès, les journalistes – "mes
amis", disait-elle – l'avaient lâchée depuis longtemps. Les bancs de
la presse étaient vides. Son mari s'est fait étriller. Elle aussi.
Entre-temps, j'ai rencontré des hommes politiques, des
sportifs, des chefs d'entreprise, des soldats de toute sorte. Avec ceux-là, le
rapport de force est immédiat. Un adjectif leur déplaît et ils appellent le
rédacteur en chef, exigent un droit de réponse, menacent de liste noire. La
question n'est pas de savoir s'ils ont tort, mais de décrire un fait : ils
sont, comme nous, des professionnels de la communication, à armes égales. La
presse, en revanche, peut gaillardement assassiner les assassins, violer les
violeurs, escroquer les escrocs. Quel avocat leur conseillerait d'entamer un
procès en diffamation du fond d'une prison ?
J'ai maintenu des liens avec la femme de l'assassin :
elle était ma première affaire, moi sa première journaliste. Nous nous avons
fini par nous attacher l'une à l'autre. Je sais que je cours le risque de
déclencher l'opprobre de mes confrères : je revendique cette affection. Elle ne
m'a pas empêchée d'écrire honnêtement sur elle, ni de me brouiller de temps en
temps avec elle. Certaines personnes ont parfois le malheur de découvrir qu'un
de leurs amis est un escroc. Moi, c'est l'inverse. Je découvre qu'un escroc
peut devenir un ami. Par la suite, je n'ai pas résisté non plus à devenir
l'amie d'un ex-braqueur, de plusieurs petits dealers, d'un ouvrier de chez
Peugeot, d'une technicienne de Pôle emploi, de plusieurs agents secrets, de
quelques femmes de ménage. J'espère que ce n'est pas fini.
VII - Grands reportages au Monde : quel est la littérarité d'un grand reportage ? Ces reportages pourraient-il être publié sous forme de livre comme
Sur le quai de Ouistreham ?
Après 37 ans de prison, Philippe El Shennawy a décidé de se
laisser mourir
LE MONDE | 16.07.2012 à 14h10 • Mis à jour le 18.07.2012 à 14h51
|
Par Florence Aubenas
A
la maison centrale de Poissy, dans la salle des parloirs, Philippe El Shennawy
se demande s'il n'a pas une trop sale tête avec ses 17 kilos en moins. Ça va
faire deux mois maintenant que le prisonnier a décidé de ne plus manger, mais
il préférerait être foudroyé sur place que de laisser entrevoir sa fatigue,
devoir s'allonger devant un visiteur ou se mettre à raconter sa vie, voire -
pire - à l'excuser.
Alors,
cet homme qui a vécu trente-sept années en prison et déterminé aujourd'hui à
mourir, s'avance debout au parloir avec un très grand sourire, l'air d'être au
paradis.
C'est
dimanche matin, l'heure des visites à la prison de Poissy (Yvelines). A l'autre
bout de la salle, les surveillants font entrer les familles, les amis. Chacun
cherche des yeux celui qu'il vient voir, puis s'enferme presque aussitôt avec
lui dans un des box, serrés en rang le long des murs. Au milieu, reste l'espace
d'un couloir, où une petite fille blonde court en criant.
IL
N'Y A QU'UNE RÈGLE, CELLE DE LA DIRECTION
Derrière
les portes closes, le brouhaha des conversations commence à monter. A vrai
dire, il ne redescend jamais et Philippe El Shennawy doit hausser la voix pour
me proposer en entrant dans notre box : "Prenez le canapé."
C'est une banquette minuscule qui mange presque tout l'espace. Une chaise
occupe le reste.
A
Poissy, on a plutôt de la chance, paraît-il : les visites durent deux heures.
Ailleurs, elles peuvent être de trente minutes. Il n'y a pas de règle, ou
plutôt si, une seule : celle de la direction. Entre les murs de son
établissement, chacune bat sa propre monnaie, sans compte à rendre, décidant de
tout ou presque : celui qui a le droit de travailler et celui qui ne l'a pas,
ou le nombre de livres autorisé en cellule.
Philippe
El Shennawy balaye tout ça d'un geste. Sa grève de la faim ? Ses raisons de la
faire ? "Vous aimez les tableaux de Caravage ?", il répond.
Belle gueule, nez aquilin, il a surtout gardé, à presque 60 ans, quelque chose
du gamin resplendissant qu'il était en 1977, devant la cour d'assises à Paris.
C'était
l'époque des grands voyous et des grands flics. Aux assises, ils sont cinq à
comparaître, mais on n'en voit que deux : intelligents, drôles, lunettes de
soleil Ray-Ban et costumes élégants. Ils plaisent. Ils en ont l'habitude. Ils
ne le cachent pas. Le braquage dont ils sont accusés a sidéré le pays : deux
hommes cagoulés ont pris en otage les employés d'une banque, en plein Paris,
avenue de Breteuil.
PERPÉTUITÉ
L'opération
est une des premières confiées à la brigade de répression du banditisme, tout
juste créée par le légendaire commissaire Broussard. Elle vire à l'humiliation
: les bandits ont réussi à s'enfuir avec les 6 millions de francs de rançon.
Les
deux garçons aux Ray-Ban sont arrêtés quelques jours plus tard, sur
dénonciation d'un concierge. Ils nient. Devant les assises, le commissaire
Broussard ne compte pas laisser l'affaire lui échapper une seconde fois. Sa
déposition les massacre. Certains journaux leur trouvent un surnom, "les
fauves". Et eux deux, qui continuent à parader dans le box, semblent les
seuls à ne pas s'en inquiéter.
L'un
tient un alibi : Philippe El Shennawy, franco-égyptien, affirme qu'il était à
son consulat ce jour-là. Or, s'il est prouvé que l'un ne l'a pas fait, ils s'en
sortiront tous les deux, pensent-ils. Ils vont être acquittés, ils en sont
sûrs. Ils ont 21 ans et ne voient pas pourquoi la vie ne serait pas à eux, tout
de suite. Il n'y a pas eu de mort, mais les jurés songent un instant à la peine
capitale. Finalement, ce sera perpétuité.
Trente-sept
ans plus tard, Philippe El Shennawy est toujours en détention, avec sur son dossier
les mentions "grand banditisme" et "détenu particulièrement
signalé" (DPS) comme au premier jour de son arrestation. Parfois, au
détour d'un article, resurgit le surnom "les fauves".
"PEINE
D'ÉLIMINATION"
Durant
tout ce périple carcéral, un des plus effrayants de France, Philippe El
Shennawy n'a cessé de répéter qu'il n'était pas ce personnage-là et des experts
psychiatriques - qui l'ont vu en détention - estiment que c'est précisément ce
qui l'a fait tenir : ne jamais laisser sa "propre personnalité au
vestiaire", ni renoncer à l'espoir de sortir.
Le
18 mai 2012, des magistrats ont fixé la date à laquelle Philippe El Shennawy
sera finalement libre : le 14 août 2032. Ce type de sanction porte un nom, "peine
d'élimination". Elle vise à mettre quelqu'un définitivement à l'écart
de la société et lui signifie : vous ne sortirez jamais. C'est alors que
Philippe El Shennawy a arrêté de manger.
Dans
le parloir de Poissy, il semble épuisé d'un coup, les yeux ailleurs. Il parle
de choses très lointaines, comme si c'étaient les seules qui lui importaient
désormais. L'Egypte, par exemple, avec l'immeuble appelé El-Shennawy, des
champs de coton appelés El-Shennawy et un village appelé El-Shennawy.
Il
est né là, élève brillant chez les frères franciscains, éduqué par sa
grand-mère pour assurer la succession. Père chirurgien-dentiste. Mère
française, Yvonne, rencontrée à Paris pendant les études. L'histoire semble
tracée en lettres d'or, quand, après les vacances à Royan (Charente-Maritime),
Yvonne décide une année de ne pas rentrer en Egypte avec les quatre enfants.
Assez vite, elle demande à Philippe de prendre la famille en charge. Il a 15
ans, peut être.
Il
tourne entre Ménilmontant et le quai de Jemmapes, avec une bande de garçons et
une fille dont ils sont tous amoureux. Ils cambriolent des banques du quartier,
c'est-à-dire qu'ils poussent la porte et prennent l'argent avec une arme. Ils
trouvent ça si facile, qu'ils attaquent parfois trois fois de suite la même
agence. Puis, ils achètent des voitures de luxe, qu'ils n'ont même pas l'idée
de voler.
Quai
de Jemmapes, Martine remarque le garçon dans la brasserie où elle déjeune,
entre apprentis-coiffeuses. Elle se dit : "Un émir." Puis
cherche un mot pour ce qu'elle ressent. N'en trouve qu'un : le coup de foudre.
Martine a toujours eu du chic. Elle le gardera même au parloir pendant toutes
ces années. Au début, les surveillants la croient avocate.
"Quand
ils comprennent que je suis femme de détenu, le ton change." Parfois, les humiliations
commencent. Protester, c'est risquer la suppression de permis de visite. En
prison, Philippe la prévient : "Mon métier, c'est voleur."
Le
statut de "détenu particulièrement signalé" ne permet pas
grand-chose, ni travail ni études. Quand la pression se relâche un peu,
Philippe El Shennawy se jette sur tout ce qu'il peut, le baccalauréat, une
licence d'histoire, deux diplômes d'informatique - sa passion -, l'histoire de
l'art, un CAP pâtisserie, descendre les poubelles.
Les
rapports relèvent une intelligence et une culture hors du commun. En 1987, il
est détenu à Saint-Maur (Indre) quand éclate une mutinerie. Son intervention,
héroïque, "a évité un bain de sang", signale un conseiller de
probation.
"IL
EST DANGEREUX, ON VOUS L'AVAIT BIEN DIT"
En
1990, au bout de quinze ans, Philippe El Shennawy finit par sortir en
conditionnelle. Il s'installe en Corse avec Martine, parce qu'il est interdit
de séjour à Paris. Il y revient quand même, un week-end. Des cartes bleues
volées sont découvertes chez lui. On lui met sur le dos un braquage de fourgon,
trois morts.
Une
petite musique va se mettre en marche, qui ne s'arrêtera plus : "Il est
dangereux, on vous l'avait bien dit." Sa conditionnelle est révoquée
d'un coup : il repart pour quinze nouvelles années de détention, plus quatre
pour les cartes bleues et deux pour la virée à Paris. Quant au fourgon,
Philippe El Shennawy est innocenté, mais qui s'en souvient à part lui ? "L'administration
pénitentiaire, c'est comme le casino : à la fin, c'est toujours elle qui
gagne", dit un ancien de l'institution.
La
parenthèse corse aura duré un an et demi. Que dire des deux décennies qui vont
suivre ? Chaînes au pied au moindre déplacement, même à l'hôpital. Hélicoptères
et escorte en cagoule dès qu'il paraît en public. Sa vie se met à ressembler à
une série de chiffres et de calculs, dix-huit établissements différents, vingt
ans à l'isolement où même les couloirs de prison sont vidés quand le détenu
doit les emprunter.
Lui
se lance dans une grève de la faim pour une machine à écrire ou un ordinateur.
Fait condamner la France devant la Cour européenne des droits de l'homme quand
il subit jusqu'à huit fouilles à nu par jour. Il passe cinq ans en psychiatrie
aussi, sous médicaments, où il ne reconnaît plus rien ni personne, sauf
Martine, à son odeur. C'est de l'unité psychiatrique de Montfavet (Vaucluse)
que Philippe El Shennawy s'échappe en 2004, sa deuxième évasion.
"Il
s'est traîné dehors comme un animal épuisé", raconte un infirmier. Il
se souvient de ce prisonnier au visage ravagé de tics, articulant à peine, trente
kilos de plus, mais gardant cette "capacité à subjuguer les gens"
et qui dit s'enfuir "pour ne pas finir légume".
Il
est repris après onze mois, et le procès de son évasion à Avignon se transforme
en celui de la prison et de l'indignité des longues peines, raconte Philippe
Van Der Meulen, son avocat alors. Et, cette fois, Philippe El Shennawy gagne.
Verdict : deux ans, le minimum.
Dans
la nuit, le prisonnier écrit à la magistrate qui l'a jugé : "Je me suis
présenté devant vous pas toujours sympathique, avec mes défauts et parfois mes
qualités, en vous disant ma vérité. Votre cour vient de me rendre justice après
trente ans d'horreur indicible. Vous avez décrété que je n'étais pas un
scélérat, votre verdict me sort du monde du mépris où une autre cour m'avait
plongé dans l'affaire de la rue de Breteuil (...). C'est la reconnaissance de
ce que je suis et n'ai jamais cessé d'être."
A
ce moment du récit, devrait apparaître le mot "fin" et jouer les
violons. Mais c'est la petite musique qui se met à retentir. Vous vous souvenez
? "Cet homme est dangereux, on vous l'avait bien dit..." Un
cambriolage - pendant sa cavale - le rattrape. Le parquet fait appel : les deux
ans pour son évasion en deviennent seize. Puis tombe la fin de sa peine, 2032.
Et les calculs recommencent.
A
cette date, Philippe El Shennawy aura effectué une condamnation de
cinquante-sept ans de prison, sans avoir jamais tué personne.
Virginie
Bianchi, son avocate actuelle, a demandé le relèvement de sa période de sûreté
qui permettrait une conditionnelle. A la prison de Poissy, l'affaire est prise
très au sérieux : pour la première fois en trente-deux ans, son statut de DPS a
été levé début juillet. Philippe El Shennawy ne mange toujours pas.
Un haut-parleur annonce
la fin de la visite. On a parlé de littérature, d'informatique. "Je ne
vais pas vous embêter avec le reste. Je n'ai plus le temps." Il sourit
à nouveau, comme s'il tenait la mort, sa dernière liberté, enlacée contre lui.
Vivre et mourir, au rythme des
combats, dans les rues d'Alep
LE MONDE |
28.12.2012 à 15h57 |
Par Florence
Aubenas - Alep (Syrie), envoyée spéciale
Un type nettoie sa kalachnikov et un autre, à côté de
lui, épluche l'ail pour la soupe. Il a posé à ses pieds son revolver et son
tricot entamé, avec les aiguilles plantées dedans : c'est une écharpe rayée aux
couleurs de la rébellion. Un petit feu éclaire les parois de la casemate, qui
était, il y a quelques mois encore, une boutique de "souvenirs
orientaux et folkloriques" dans la vieille ville d'Alep. La ligne de
front zigzague quelques centaines de mètres plus haut à travers les ruelles du
souk.
Un avion passe. Le type à la kalachnikov s'étonne. Ça
bombardait moins depuis quelques jours. Pourquoi ? Chacun a ses explications,
multiples et volatiles. De gros combats mobiliseraient ailleurs les forces du
régime, à Damas et Hama. Peut-être que les défenses anti-aériennes, dont
l'armée rebelle a enfin pu s'équiper, découragent aussi les décollages.
L'autre homme, qui a repris son tricot, annonce que deux
roquettes viennent de tuer 18 personnes du côté de l'aéroport. Le régime
tombera, ça fait peu de doutes ici. Mais on a tantôt l'impression que les
combats vont durer encore une éternité et tantôt qu'il n'y en a plus que pour
une minute. Cela fait six mois que l'Armée syrienne libre (ASL) est entrée dans
Alep, dont elle contrôle un peu plus de la moitié. Ces jours-ci, on y vit et on
y meurt à l'heure des incertitudes, des alliances qui se nouent et se dénouent
ou des convictions qui basculent.
UN GRAFFITI ANNONCE : "BACHAR EST MON DIEU"
"Dans ce souk, on vendait toutes les richesses
possibles, des tapis, des diamants, des antiquités", se
rengorge un électricien. "Vous êtes au cœur de la belle Alep, capitale
économique de Syrie." Il est assis sur son canapé dans une pénombre
glaciale, coiffé d'un sac en plastique noué sur la tête. Il fait des mines pour
s'excuser : "Je crains l'humidité." Comme dans toute la ville,
le courant a sauté depuis deux mois, plus de chauffage, un peu d'eau mais pas
souvent. On entend un obus de mortier tomber juste derrière. L'électricien
n'ose plus circuler dans son propre appartement depuis que les deux pièces du
fond ont été dévastées par les combats.
Par la fenêtre, un graffiti annonce, sur le mur d'en
face : "Bachar est mon Dieu". L'homme tempère : ce n'est pas
qu'on aimait vraiment Bachar dans le quartier, mais on n'aimait surtout pas les
ennuis. Lui-même avait été arrêté par les forces de sécurité du régime, il y a
huit ans, en allant acheter des sous-vêtements. On l'avait battu quelques
jours, puis libéré contre des "aveux" dans lesquels il reconnaissait
être un terroriste, et un billet de 50 dollars glissé sous la table. L'aventure
l'avait plutôt conforté dans l'idée qu'au pays des Assad, il fallait être bien
sot pour se mêler d'autre chose que de ses affaires.
Le 20 juillet 2012, tout le quartier, ou presque, a
regardé les rebelles entrer en ville avec une sorte de stupéfaction. Qui
étaient ces gens des campagnes, qui prétendaient venir les libérer avec leurs
claquettes et leurs kalachnikovs d'occasion, eux les habitants d'Alep si fiers
de leur teint blanc ? L'électricien avait fui, comme tout le monde, persuadé
que c'était l'affaire d'une semaine. Au bout de deux mois, l'exil en Egypte
avait dévoré ses économies. Et le voila de retour dans son petit bout de souk
désert, où n'habitent plus que sept familles sous le contrôle de l'ASL.
De l'autre côté de la ligne de front, les tireurs
embusqués du régime leur envoient des messages : "si vous traversez, on
vous tue". L'électricien a essayé une fois de passer officiellement un
check-point. "On m'a regardé comme un animal parce que je vis de ce
côté-ci : je n'étais plus un des leurs." Alors, il s'est résolu à
frayer avec les rebelles. "Ici, on a une katiba [unité combattante]
correcte, c'est-à-dire qu'elle ne vole pas." Au-dessus du canapé,
l'horloge fait soudain sursauter, sonnant avec un bruit de coucou suisse au
milieu des tirs en rafales. Il est 15 heures. On se croirait en pleine nuit.
UNE SOCIÉTÉ ENTIÈRE PÉTRIE DE DÉFIANCE
Dans la partie de la ville tenue par les rebelles, les
ordures s'amassent un peu partout en tas impressionnants, où fourragent des
gamins et des moutons à longs poils. Un groupe indistinct s'est endormi,
hommes, femmes, enfants roulés ensemble dans une couverture, comme une portée
de chats dans le hall d'un immeuble démoli. L'état de guerre a mélangé les
cartes, les gens, les genres.
Plus personne ne semble exercer son véritable métier.
Sur une caisse renversée, un tailleur vend des bougies. Un informaticien en
uniforme de l'armée rebelle contrôle les voitures. Dans un jardin public, un
mécanicien grimpe dans les arbres pour en faire du bois de chauffage. Un
conducteur de bus public, dont plus aucun ne fonctionne, vend hors de prix de
l'essence turque de contrebande.
Chaque quartier a commencé à s'organiser en
"conseil civil", par voisinage, cousinage, réseautage, basés sur des
relations de proximité où chacun doit avant tout connaître l'autre et en
répondre, comme si quarante ans de dictature avaient pétri de défiance une
société entière. Cela engendre des réalités différentes, parfois
contradictoires, comme autant de petites républiques indépendantes qui
cohabitent, sans lien entre elles, ni même de volonté d'en tisser.
A Salaheddine, par exemple, c'est Abou Nazer, un gros
garçon timide de 38 ans, qui a été choisi pour diriger le conseil. Il est
directeur des ventes dans une usine de cosmétique de l'immense zone
industrielle autour d'Alep, "ville réputée pour son bon goût et son
industrie de la mode", dit-il. Son produit vedette était la teinture. "Blonde,
bien sûr. Quelle femme ne rêve pas d'être blonde ?" L'usine est
aujourd'hui arrêtée, comme 90 % d'entre elles. Une trentaine de bénévoles
s'activent devant l'unique benne à ordures. Seul le responsable du nettoyage
faisait partie de l'équipe précédente, du temps de Bachar. Tous les autres se
sont enfuis. "Pas sûr qu'ils oseront revenir, soutient un bénévole.
Trop corrompus : il fallait donner un bakchich pour tout. Nous, on va
construire un monde nouveau."
"AVEC BACHAR, LES ENFANTS SONT HEUREUX"
Dans un immeuble de Tarik Al-Bab, quartier tranquille,
ça râle en douce en voyant un rebelle grimper dans les étages. "Qu'est-ce
qu'il vient faire ici, celui-là ? Le bâtiment va se faire bombarder à cause de
lui." Le soldat n'est pas dupe : "Les gens nous font des
sourires par-devant, mais la moitié du quartier attend que Bachar
revienne."
A l'école Mustapha Al-Aissa, un groupe de professeurs a
dû négocier longuement le départ des soldats des bâtiments, qu'ils avaient
annexés en caserne, comme souvent. Depuis un mois, 550 élèves sont inscrits en
primaire mais Abou Laai, le directeur, 22 ans, refuse de prendre plus de 200
écoliers. "Au moins, le massacre sera limité s'il y a un
bombardement." Abou Laai se laisse stoïquement interroger sur le
système scolaire.
Oui, l'éducation est un des piliers du régime de Damas
et tous les livrets portent, sous une photo du président, l'inscription : "Avec
Bachar, les enfants sont heureux". Oui, certains enseignants – pas
tous – demandent aux écoliers de dénoncer leurs parents, par exemple s'ils
regardent des chaînes de télé étrangères. Oui, il faudrait tout changer,
jusqu'aux manuels scolaires. Et aussitôt il précise : "De toute façon,
les livres, on les brûle." Sont-ils mauvais à ce point ? Et là,
soudain, son joli visage d'enfant modèle se fronce. Il n'en peut plus de ces
questions "qui ne sont pas les vraies questions pour nous
maintenant" : les livres sont mauvais, certes, mais on ne les brûle
pas à cause de ça. On les brûle pour se chauffer.
A l'étage en dessous, une trentaine de gamins scandent :
"Hello, my friend" dans une pièce si sombre qu'on n'arrive pas
à lire au tableau. Ceux qui ont un manteau ne l'ont pas retiré, la plupart sont
pieds nus dans leurs chaussures. Le mois dernier, un donateur du quartier a
offert 1 000 dollars. "On n'a pas acheté de cahier, mais du lait parce
qu'aucun enfant n'a de quoi manger avant de venir." Certains ont la
gale, tous des poux et de plus en plus la leishmaniose, qui avait été
éradiquée. Au lieu de prendre un nouveau prof, Abou Laai préférerait une
infirmière.
LES "MARTYRS", UN JEU DE COURS DE RÉCRÉATION
Sous le porche, deux gamins trafiquent des munitions
comme des billes et jouent aux "martyrs", la nouvelle mode des cours
de récréation qui consiste à s'écrouler à terre, comme fauchés au combat en
s'écriant "Allah akbar".
La réouverture de l'école Mustapha Al-Aissa s'inscrit
dans une initiative privée, fédérant déjà une cinquantaine de profs dans douze
établissements. Ils tiennent réunion plusieurs fois par semaine, les femmes
doivent porter un foulard pour y assister. "Il y a deux ans, le régime
de Bachar a chassé toutes les enseignantes avec un voile. Nous voulons dire
aujourd'hui à ces femmes : 'nous sommes avec vous'", dit le
coordonnateur du projet. Il a appelé son organisation "La ligue de charité
sunnite" et annonce d'emblée : "Je sais qu'on nous prend pour des
islamistes."
Comme partout, le problème du financement s'est posé
très vite et là encore, chacun fait ce qu'il peut. Pour son réseau d'école,
"La ligue de charité sunnite" a essayé de faire le tour des ONG et
des institutions. Toutes ont décliné, sauf une : le front Al-Nousra.
C'est le nom sur lequel tout le monde bute aujourd'hui
en Syrie : personne n'arrive à définir véritablement la réalité qu'il recouvre,
les journalistes ne sont pas les bienvenus et les Etats-Unis viennent de le
classer sur la liste des organisations terroristes. Le phénomène a surgi, il y
a un an, très rapidement, sous forme d'une katiba de combattants aguerris, à la
fois étrangers et syriens, prônant un islam assez radical pour attirer des
fonds notamment d'Arabie Saoudite et du Qatar.
La grande majorité des rebelles syriens s'en sont
longtemps ouvertement défié, défendant leur "révolution". "Mais
au bout d'un moment, on n'a plus eu le choix", estime un commandant de
l'ASL. "On avait commencé à se battre avec une kalachnikov pour deux soldats.
Puis une pour dix et à la fin, on n'avait plus de munitions." Alors
qu'aucun pays ni institution n'acceptent de se mouiller pour ces rebelles
exsangues, Jabat Al-Nousra distribue de l'argent, vite et beaucoup. "Aujourd'hui,
la nouveauté est que le Front Al-Nousra n'applique plus seulement cette
stratégie dans le domaine militaire, mais aussi dans toute la société
civile", reprend un professeur.
"LA SOLITUDE AU CŒUR DU CHAOS"
Dans la boutique d'un charpentier, une distribution
alimentaire s'organise quand les portables se mettent soudain à sonner en même
temps. C'est un message, comme le gouvernement en envoie régulièrement à tous
les abonnés du réseau syrien en les ciblant par région : "Peuple
d'Alep, les terroristes sont parmi vous. Si vous ne les combattez pas, vous
serez bombardés. L'armée est forte."
Cela fait rire Moustapha, un traducteur d'anglais, venu
proposer de l'aide. Lui aussi, il y a quelques mois, a essayé de lancer un "appel
pour Alep", en contactant des dizaines d'ONG internationales par
Internet. Il a rencontré "la solitude au cœur du chaos",
dit-il. People in need, petite structure tchèque, a été la seule à répondre,
envoyant 5 000 dollars et 50 tonnes de farine allemande. Selon Moustapha, c'est
l'unique association internationale ayant une antenne en ville. Ce jour-là, il
y a 300 colis à donner pour 3 000 familles. Alors, il faut choisir, ou essayer.
"Quand est-ce que tes enfants ont mangé pour la dernière fois ?"
demande un bénévole.
Dans la file, une femme ne répond pas. Elle a honte.
Plus tard, pour la Syrie, elle voudrait un Etat "qui ait quelque chose
à voir avec Dieu". Quoi exactement, elle ne sait pas, mais "qu'est-ce
que les partis comme en Europe ou Bachar nous apportent de bon ?". On
demande au bénévole si la situation aujourd'hui à Alep pourrait préfigurer la
Syrie future avec ces poussées de religion à travers la société. Il hausse les
épaules. "On le sait de moins en moins. On vit ici dans une autre
dimension."
18 heures. Bientôt le moment de se coucher. "Que
faire d'autre ?", rit un étudiant devant La fleur d'Alep, le meilleur
kebab de la ville, qui fournit "tout ce qui est bon, même une
épouse". Et l'étudiant ajoute : "Rendez-moi au moins Facebook
et ma fiancée, qui vit de l'autre coté de la ligne de front."
Les bombardements ont repris sur le "quartier de la
jeunesse", un programme résidentiel que le régime venait de construire
pour ses cadres et ses privilégiés. Avec les combats, ils ont fui et des
réfugiés s'y sont installés. Des premiers habitants, il ne reste qu'une seule
famille à qui personne ne rend visite. On les aperçoit seulement quand les
avions de combat arrivent : alors, une main sort à la fenêtre et agite un
drapeau blanc.
Plus bas, dans le quartier de Salaheddine, cinq enfants
sont assis face à un poêle éteint. Pour les invités, on s'ingénie à vouloir
offrir un café : une femme allume un feu sur le palier. L'eau met un temps
infini à chauffer. La pièce est vide, tout ce qui a pu être vendu l'a été, y
compris un balai presque neuf à poils roses. Reste la télé, recouverte d'un
voile de dentelle, noué par des rubans rouges. "Qui achète une télé
quand il n'y a plus d'électricité ?", sourit le mari. On demande des
nouvelles d'un voisin. Il est mort. Et cet autre ? Non, lui n'est pas mort.
Blessé. On se félicite.
Le père raconte qu'ils se sont d'abord enfuis chez des
proches, dans la région d'Idlib. Là-bas aussi, ça bombarde, au point que les
rebelles doivent parfois se replier, ce qui n'arrive pas ici. Alors "des
soldats de l'armée régulière se déploient dans les rues, entrent dans les
maisons où ils peuvent, au hasard, et tuent les gens, parfois au couteau".
Tout le monde s'enfuit, pourchassé par un hélicoptère. Cela dure quelques
heures, puis l'A SL revient.
Le père affirme qu'en un mois ils ont vécu trois fois de
telles offensives. Personne n'en parle ni ne sait vraiment ce qui se passe
là-bas : la zone - comme tant d'autres en Syrie - est inaccessible pour les
journalistes. Le père balaie de la main la pièce nue, les rues presque
entièrement démolies et baptisées "le quartier martyr d'Alep".
Soupir d'aise : "Ici, on est mieux." Une vingtaine de familles
sont déjà revenues à Salaheddine. D'autres ont annoncé qu'elles arrivaient.