mercredi 25 mai 2016

Cours n° 30 La médiologie est-elle un sport de combat ?

"Là où d'autres avancent probablement sans difficulté et à la même vitesse que l'auteur, je trébuche presque à chaque pas sur des assertions qui me sembleraient exiger, pour pouvoir être  tout à fait comprises et ensuite acceptées, des élucidations, des distinctions, des explications et des justifications qui sont généralement absentes. Mais c'est précisément l'avantage  du philosophe-écrivain sur le philosophe-analyste  que de réussir à donner l'impression que l'ont peut tout à fait s'en passer. "le médiologue nous dit Debray, est spontanément hypermétrope, il voit mieux loin que près". C'est peut-être vrai. mais je crois qu'en philosophie la myopie a aussi ses avantages et j'ai l'impression que, même sur un sujet qu'il connaît en principe mieux que le théorème de Gödel, il vaut mieux pour le médiologue que l'on ne cherche pas à regarder de trop près ce qu'il voit de loin". 

Jacques BOUVERESSE, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'agir, 1999, p. 16-17 

M. Chim Him-sam 
interviewé par David (何俊宏), Régine (劉書宓), Angélique (金 煜婕).
Dimanche 22 mai 2016, au Mémorial des Droits de l'homme de Jing-mei





I - Défense et illustration des Sciences-humaines :


J'emprunte le titre de ce cours à un documentaire de Pierre Carles consacré à Bourdieu : La Sociologie est un sport de combat (2000). Même si la sociologie de Bourdieu, s'est distingué comme une entreprise de lutte contre les élites sociales, on peut concevoir l'activité intellectuelle en générale comme un lieu de combat perpétuel dont les armes sont les idées. On les  assène, on les contredit, on les réfute. Elles survivent, disparaissent, ressuscitent... Le monde des idées s'est construit suivant une succession de querelles. Pourquoi une telle férocité ? 

Je partirai d'un doute (ou d'une difficulté) rencontré par David au cours de ses recherches.

Celui-ci se demande, alors qu'il étudie Blanchot et Barthes (lesquels ont produit une pensée sur des sujets très similaire : l'écriture en l'occurrence), de comparer des auteurs qui, travaillent sur le même sujet mais avec des méthodes et des concepts qui n'ont pas grand chose à voir entre eux. En les comparant, on tombe sur des contradictions, ou sur des raisonnements si éloignés, les uns des autres qu'il semble absurde de les comparer. Peut-on et doit-on dépasser cette aporie (problème insoluble) ?

Oui et non. 

1° réponse : 

"Quand on lit un auteur, il faut s'efforcer de comprendre son système, son mode de pensée, la cohérence interne de ses idées. Et plus un penseur est bon et plus la cohérence peut être forte. 

Mais il faut savoir que dans le domaine des sciences-humaines, les systèmes qu'on crée sont toujours imparfaits. À l'inverse des sciences formelles, comme la logique ou les mathématiques, nous travaillons avec des signes opaques qui ne nous permettent pas de créer des systèmes aussi cohérents qu'ailleurs. Autrement dit, la contradiction est partout. Aussi cohérent soit un auteur, il créera nécessairement en même temps de l'incohérence et de la contradiction. Par conséquent, s'efforcer de comprendre un auteur, c'est aussi avoir à son égard une certaine forme d'indulgence parce qu'il travaille avec un matériau (la langue) imparfait. 


Cependant, il ne faut pas renoncer à comparer les systèmes de pensée entre eux. Nul doute qu'on trouvera des tonnes de contradictions d'un auteur à l'autre. Comparons par exemple, Barthes et Foucault. Leurs méthodes sont complètement différentes. Ils parviennent par des détours qui leur sont propres à une idée commune d'asservissement aux normes sociales. Il y a moult contradictions. Ce qu'il faut se demander, c'est si ces contradictions sont importantes, si elles servent ou non notre propre raisonnement, ou bien si au contraire, elle sont négligeables comme tant d'autres... tout dépend de ce que l'on veux dire. 

2 ° réponse : 



Comme pour la sémiologie, la médiologie souffre d'une raréfaction des troupes. Ce sont dans les deux cas des disciplines moribondes. Elles ont, toutes deux, échoué dans leur entreprise de s'instituer en tant que science. A cela plusieurs raisons (j'ai déjà critiqué l'ambition démesurée de la sémiologie au premier semestre)


Les idées ont souvent une portée subversives. Elles sont gênantes (cf. Bourdieu). Elles sont aussi des enjeux de pouvoirs (pré carré). Elles ont surtout déçu une exigence de vérité qui étaient au coeur de leur projet (idéal scientifique). 

Or il n'y a pas de vérité en sciences humaines. Les sciences humaines ne sont pas des sciences falsifiables (Popper). L'opacité, l'approximation, la contradiction de nature caractérise une forte opposition aux sciences exactes. Ça a des conséquences importantes sur la façon de concevoir la recherche et également sur la posture de l'intellectuel.

L'affaire Sokal : deux scientifiques (Sokal et Bricmont) attaquent violemment a les principaux représentants du courant de la postmodernité (et par glissement d'une grande partie de l'intelligentsia française (identifié à la French Theory) en montant un canular ( faux article publiés dans une revue de science humaine de bonne réputation) qui a pour but de discréditer, et de révéler l'imposture des "discours littéraires". Bouveresse dans un ouvrage qui reprend les enjeux de la querelle s'attarde sur la figure de Régis Debray qu'il accuse d'utiliser abusivement, par scientisme, le théorème de Gödel. 


On trouvera toujours des contradicteurs faute de pouvoir démontrer de manière irréfutable ce qu'on avance. Cela n'empêche pas l'exigence de précision et faute d'un progrès de la science au moins un progrès de la connaissance. L'aventure intellectuelle promet d'être extraordinaire.

II - Questionnaire de fin de cours et évaluation :



1 ) Médiologie et sémiologie : quelles sont les différences et les points communs ?
2 ) Médiologie et urbanisme : pourquoi la médiologie s'intéresse-t-elle aux monuments et au patrimoine urbain ? 
3 ) Médiologie, radio et cinéma : quels sont les rapports entre la radio, le cinéma et le nationalisme ?  
4 ) Médiologie et spectacle : que disent les médiologues de la société du spectacle ? 
5 ) Quelles rencontres et interviews vous ont le plus touché ? Pourquoi ?


L'Évaluation (si nécessaire) portera sur la réponse aux questions et la réalisation des portraits radiophoniques.


III - Portraits radiophoniques sur le site du BFT :

1 - Nous accueillons aujourd'hui Sarah Vandy et Aurélie Kernaleguen qui ont accueilli au BFT deux d'entre vous en stage et qui viennent nous parler de leur pratique professionnelle (en rapport avec le traitement de l'information). 

Quelles questions ?  Quelles attentes ? 


Elles ont diffusé les portraits radiophoniques disponibles aux adresses ci-dessous. 

2 - Profitons, pour faire le point sur les portraits radiophonique : à finaliser pour le jeudi 2 juin (même s'il n'y aura pas cours, je passerai de 9 à 11 h)


·         Samba :

·         Sophie Hong :

·         Arnaud Lechat :

Pour les publication sur FB, il n’y a pas de lien en particulier, il suffit d’aller sur la page FB du BFT pour les retrouver dans le fil d’actualité : https://www.facebook.com/franceataiwan

Les articles sont classés dans la rubrique « Dossiers et grands entretiens »  accessible sur la page d’accueil du BFT. Certains apparaissent également actuellement à la Une déroulante (Sophie Hong) ou dans ‘Actualité’ (Arnaud et Samba).


mercredi 18 mai 2016

Cours n° 29 médiologie des monuments


Mélanie Ferrand, journaliste à RTI
interviewée par Régine (劉書宓) et Élisabeth (熊心沂)


1 - Où en sommes-nous des portraits radiophoniques ?
2 - Rdv dimanche 22 mai 14 h au mémorial de Jin-mei
3 - Jeudi 26. On accueille Sarah Vandy et Aurélie Kernaleguen

I - questionnaire Tanguy Lepesant : quelques commentaires


  1. Pourriez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ? Pourquoi vous êtes-vous implanté à Taïwan ?
  2. Pourquoi la « question des manuels », en général est une question qui soulève tant de polémiques, que ce soit en France, à Taiwan ou ailleurs ? Autrement dit : quels enjeux comportent la politique des manuels scolaires ?
  3. D’après l’historienne Laurence De Cock (a dirigé la publication La Fabrique scolaire de l'histoire, Agone, 2009), dans une interview qu’elle accorde au Monde en 2013, la polémique autour des manuels scolaire d’histoire, en France, déborde traditionnellement la politique éducative. Elle touche à l’enseignement de l’histoire d’une part, et à l’institution que représente l’école républicaine d’autre part. Est-ce qu’on retrouve ces deux sources de mécontentement à Taiwan ? En quoi le cas de Taiwan est différent de celui de la France ?
  4. Pourriez-vous nous rappelez (pourriez-vous résumer) les différentes querelles relatives aux manuels scolaires à Taiwan ?  Quelles sont les spécificités du dernier grand débat sur la réforme des manuels scolaires pour le lycée, notamment d’histoire (課綱微調爭議) ? Qu’en pensez-vous ?
  5. Pour prévenir les « visions catastrophistes », l’historienne Laurence De Cock affirme dans Le Monde, que « ce ne sont pas les manuels qui comptent mais ce que l’on en fait ». Elle précise qu’il ne faut pas confondre d’abord les manuels et la politique éducative et qu’ensuite les contenus des manuels ne disent rien des pratiques réelles des enseignants. Partagez-vous son opinion, pourquoi ?
  6. Elle dit également qu’il n’a pas d’exhaustivité possible et donc qu’il y a nécessairement des choix qui entrainent des polémiques. C’est un problème récurrent : comment construire un discours cohérent avec l’ensemble des discours identitaires épars et parfois contradictoires ? Dans ces conditions, réformer des manuels n’est-ce pas une entreprise vouée de toute manière à l’échec ?
  7. Toujours, dans le même article, Laurence De Cock souligne l’opacité dans l’élaboration des programmes scolaires. Cette dénonciation correspond aux mouvements de protestation contre la réforme sur le manuel scolaire à Taiwan. Pourquoi d’après vous l’absence de transparence est commune à la France et à Taiwan ?
  8. Elle sous-entend encore, que finalement la réforme des contenus finit par satisfaire les détracteurs des manuels scolaires, au détriment des étudiants à qui ces mêmes manuels sont destinés. N’est-ce pas aussi le cas à Taiwan ?
  9. Le modèle français privilégie l’autonomie des maisons d’éditions qui publient les manuels. Les manuels s’alignent ainsi sur les programmes scolaires, mais répondent à des exigences commerciales. Pensez-vous que cette liberté éditoriale soit un bon système ?
  10. La solution réside-t-elle dans un Conseil Supérieur des Programmes comme l’a instauré Vincent Peillon en 2013 ?
référence relatif au sujet :

II - préparation de l'entretien et de la visite de dimanche : Réflexion sur les monuments

Les Cahiers de Médiologie, "La Statue descellée par ses socles même" par Régis Debray"


  • "Quoi d'étonnant si les deux révolutions du livres, XV et XIX, ont scandé les prémisses et l'achèvement de la construction nationale ? Ce sont là les bornes de la graphosphère". 



 Les Cahiers de Médiologie, "Le monument contre l'archive". Interview de Claude Lanzmann


  • " Ce qui est à la source de, à l'origine de Shoah, n'est pas du tout la mémoire, dont on nous rabat les oreilles, c'est l'immémorial"
  • "J'ai toujours dit que les images d'archive sont des images sans imagination. Elles pétrifient la pensée et tuent toute puissance d'évocation"
  • "Chercher le pourquoi, serait l'obscénité même"


Extrait de son autobiographie Le lièvre de Patagonie

https://www.youtube.com/watch?v=0pwqHdNlNDk

III - Extraits de Shoah de Claude Lanzmann :


IV - À la radio
http://www.franceculture.fr/personne-claude-lanzmann.html

V - questionnaire pour dimanche : 


Des questions pour le temoin :
- Pourquoi a-t-il ete arrete ? raisons officielles et les raisons officieuses ?
- Quels ont ete vos lieux de detentions ? Etes-vous passe par Lu Dao ?
- Pourriez-vous raconter vos premiers jours de detention ? Puis les annes qui ont suivi ?
- Avez-vous connu la torture ?
- Pourriez-vous decrire ces conditions de vie ? Pourriez decrire une journee type ?
- Quels etaient vos rapports avec les prisonniers ?aviez-vous des compagnons de cellule ? Avez-vous tisse des relations amicales ?  Pourriez-vous  decrire ces relations ? Avez-vous garde contacts ?
- Aviez-vous des contacts avec l'exterieur ? Avec sa famille ?
- Comment s'est passe votre liberation ? Entre la liberation et la reconnaissance de votre statut de victime, que s'est-il passe ? Combien de temps s'est ecoule ? Qui vous a aide ?

Des questions pour le guide au sein du memorial :

- Pourquoi construire un memorial dans une prison ? Est-ce une bonne chose selon vous ?
- que represente pour vous ce memorial ?
- Pourriez-vous raconter l'histoire de cette prison ?
- Dans quel contexte politique, a-t-on inaugure ce memorial ?
- Avez-vous vu les documenaires sur la "terreur blanche", qu'en pensez-vous ? Est-ce qu'ils sont complets, fideles, satisfaisants ?

VI - exercice pratique : Montage des portraits




mercredi 11 mai 2016

Cours n°27 Conférence de Mélanie Ferrand. "Une jeune journaliste à RTI. Une petite histoire dans la grande"

 "Le regard est libre, l'ouïe est serve. Obéir en grec, ne se dit-il pas "écouter" (upakouein) ?"
Régis DEBRAY,  Vie et mort de l'image, Paris, Gallimard, 1992, p. 383




I - programme des entretiens à venir :

  • Interview de Tanguy Lepesant : sur le thème des manuels. Mercredi 18, de 16 h à 17h ou 17h à 18 h ? à vérifier... 
  • Visite de la prison de Jin-mei et interview de M. Chin : Dimanche 22 ? 
  • Jeudi 26 : dernier cours. nous accueillerons Aurélie Kernaleguen et Sarah Vandy 


II - Introduction : Radio outil de liberté ou radio outil d'asservissement ?


"Voir c'est se retirer du vu, prendre du recul, s'abstraire. L'oeil se place hors champ, l'oreille s'immerge dans le champ sonore, musical ou bruité. On voit de loin, mais on entend de près. L'espace sonore absorbe, boit, pénètre; on est par lui possédé quand on peut posséder des êtres et choses par des vues "claires et distinctes" comme une idée. Le regard est libre, l'ouïe est serve. Obéir en grec, ne se dit-il pas "écouter" (upakouein) ? Il y a un principe de passivité dans l'audition, d'autonomie dans la vision: on peut sauter les pages d'un livre, non les séquences d'un film en salle,  qui vous impose son défilement et son rythme. la perception visuelle est en soi distanciée, la perception sonore est fusionnelle, sinon tactile. Le son est du côté du pathos, l'image d'idea, Affect ici, abstraction là. Tout discret et hétérogène qu'il soit, l'espace des sons est réfractaire au more geometrico. L'ouïe n'est pas un organe d'analyse comme l'oeil. Elle ignore la séparation du sujet et de l'objet; peut-être aussi celle de l'individu et du groupe, et, si  l'on remonte l'histoire d'un corps, elle nous transporte jusqu'avant la sortie du ventre maternelle. Le foetus entend le corps de sa mère, vacarme omniprésent, et le bébé encore aveugle écoute déjà. L'image est avant le mot, mais le son est encore d'avant l'image. Il y a des révolutions du regard, mais tout suggère qu'il ne peut y en avoir d'équivalentes dans l'écoute. L'ouïe est archaïque par origine et par constitution. Or l'audiovisuel tempère le détachement  optique par l'attachement sonore, dans une combinaison instable où l'audio tend à prendre les commandes. Techniquement, on peut couper le son de sa télé, ce qu'on ne peut faire au cinéma. Mais il y a eu et il peut y avoir du cinéma muet, alors qu'on ne peut concevoir une télé muette" Régis DEBRAY,  Vie et mort de l'image, Paris, Gallimard, 1992, p. 383-4.

D'un côté média chaud, de l'autre outil d'émancipation, voilà qui est paradoxal.

C'est pourquoi nous demanderons aussi à Mélanie Ferrand, sensible aux questions de citoyenneté, de démocratie et donc de liberté, ce qu'elle pense de ces deux aspects paradoxaux de la radio.

En effet, n'incarne-t-elle pas ce paradoxe, à RTI, radio gouvernementale, ancienne radio de propagande, où elle anime une émission baptisée "initiative citoyenne" ?

III - Écoutons la radio :

http://french.rti.org.tw/program/?recordId=1271


IV - Le questionnaire :


  1. Présentation : pourriez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours ? Pourquoi êtes-vous venue à Taïwan ?
  2. Formation : Quelle formation avez-vous suivie pour être journaliste ? Quelles compétences exige la profession de journaliste radio ?
  3. Histoire de RTI : Comment s’inscrit l’histoire de RTI à l’intérieur de l’histoire générale de la radio ? Comment s’est passé la transition entre la période de la loi martiale (monopole d’état) et la période de la démocratie ?
  4. Radio pirate et web-radio : Y avait-il des “radios pirates” ? Les considérer-vous comme des “initiatives citoyennes” ? Quels rôles ont-elles joués dans la démocratisation du pays ? Les Web-radios représentent-elle un nouveau danger pour RTI  ?
  5. Liberté : Maintenant que RTI n’est plus un média de propagande, quelle est votre marge de liberté au sein de votre rédaction ? Quelles sont les limites à ne pas dépasser ? Exemples ?
  6. Audimat : Pouvez estimer le nombre d’auditeurs aujourd’hui ? Combien d’auditeurs comptait la radio autrefois? Avez-vous des retours d’auditeurs ? Que disent-ils ?
  7. Média chaud : "Le regard est libre, l'ouïe est serve. Obéir en grec, ne se dit-il pas "écouter" upakouein ?"  Que pensez-vous de ce jugement de Régis Debray ? (Vie et mort de l'image)
  8. Initiatives citoyennes : Quelles initiatives citoyennes vous ont particulièrement touchée ? Êtes-vous vous même engagée ?
  9. Expérience racontée : En tant que journaliste-radio, pourriez-vous nous raconter une expérience qui vous a marquée ? Quelle leçon en avez-vous tirer ?
  10. Modèle  : avez-vous en tête des modèles d’émissions de radios (A Taiwan ou en France) ?


V - Pour préparer l'entretien avec Tanguy Lepesant sur les manuels scolaires : deux articles du Monde signés Mattea Battaglia

"On peut faire dire ce que l'on veut à un manuel scolaire. Ce qui compte, c'est l'usage qui en est fait"

Le Monde.fr | 19.04.2013 à 14h39 |
Propos recueillis par Mattea Battaglia

Laurence De Cock, historienne, est professeure agrégée en lycée. Elle a notamment dirigé La Fabrique scolaire de l'histoire (Agone, 2009). Fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géographie, elle réagit sur le contenu des manuels scolaires à l'occasion du séminaire qui réunit éditeurs et chercheurs, vendredi 19 avril, au Palais-Bourbon. Intitulé "Egalité, diversité et République, de la recherche au manuel scolaire", cette rencontre est l'occasion d'examiner la manièret dont les ouvrages abordent les questions de diversité – diversité d'origines, entre hommes et femmes, et d'orientation sexuelle. Et de débusquer les éventuels clichés pour mieux lutter contre les discriminations.

Le contenu des manuels scolaires est l'objet de controverses récurrentes, nourries par les mises en cause émanant de personnalités politiques ou de groupes de pression... Comment analysez-vous ces crispations ?
Rappelons d'abord qu'elles ne sont pas récentes. Le fait que la société civile, via des associations ou des élus, exerce sa vigilance vis-à-vis des manuels scolaires s'est accentué depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Cela peut se comprendre à deux échelles : celle de l'enseignement de l'histoire tout d'abord, fortement politisé et passionnel – puisque censé contribuer à l'éveil d'une conscience politique. Celle de l'école républicaine en général, à laquelle on attribue une puissance quasi démiurgique et sur laquelle tout le monde s'arroge le droit d'avoir un avis.
Les crispations plus récentes sont, elles, liées aux changements de programmes d'histoire dans tous les cycles (2008-2010). On a touché aux contenus – intégration de questions dites sensibles, mémorielles, extra-hexagonales – autant qu'à leur forme, en optant pour une discontinuité chronologique dans le secondaire. Plus globalement, ces controverses révèlent avant tout les tensions intrinsèques à l'histoire scolaire, sachant que le pari de l'exhaustivité est impossible et qu'il faut bien procéder à des arbitrages.
Parmi les débats sur l'enseignement de l'histoire, il y a celui sur la prétendue disparition des "héros" et du "roman national". Qu'en est-il exactement ?
Les débats récents sur l'identité nationale ont été alimentés par la publication d'ouvrages s'inquiétant d'une "perte d'identité" de la France, et pointant du doigt la responsabilité de l'enseignement de l'histoire. A l'inverse, certains jugent les programmes trop franco-centrés et estiment qu'ils accordent peu de places aux minorités.
Cette critique a été entendue par les concepteurs des programmes, qui ont accentué leurs finalités mémorielles. La gageure est de maintenir un récit cohérent avec la multiplicité des récits dissonants. Nous en sommes exactement là : face à la nécessité d'inventer une nouvelle manière de dire les histoires en une Histoire.
N'y a-t-il pas, dans les esprits, confusion entre manuels et programmes scolaires ?
En effet, la plupart des analyses catastrophistes des contenus scolaires reposent sur l'idée que la lecture des manuels permet de saisir ce qui s'enseigne en classe. C'est faire fi à la fois d'une réflexion préalable sur ces objets hybrides que sont les manuels, et sur les réalités de ce qui se passe dans la "boîte noire" de la classe.
Les manuels sont conçus à partir des programmes mais répondent à des injonctions commerciales et ont une totale liberté d'adaptation des programmes. Ils ne sont pas labellisés éducation nationale. Les choix éditoriaux sont variables selon qu'ils s'adressent plutôt aux enseignants ou aux élèves. Tout cela conditionne la forme et le fond et explique que chaque éditeur ait sa propre identité.
Au final, un manuel apparaît comme une sorte de patchwork où s'entremêlent des doubles pages thématiques, un cours écrit (de plus en plus léger), des exercices, des entraînements méthodologiques et beaucoup de supports iconographiques. Qui peut prétendre les caractériser idéologiquement ? On peut faire dire ce que l'on veut à un manuel scolaire… Ce qui compte, ce sont les usages qui en sont faits à la fois par les enseignants et par les élèves.
L'opacité dans l'élaboration des programmes est-elle en cause ?
L'opacité actuelle, la précipitation et la déconnexion du terrain dans l'élaboration des programmes, leur lourdeur ont alimenté la colère des enseignants. En tant que projets de société, les programmes doivent être pensés en toute transparence et de manière démocratique. C'est ce que laisse espérer le Conseil supérieur des programmes qu'entend créer le ministre de l'éducation, Vincent Peillon, à condition qu'il soit bien un organe composite, ouvert à la demande sociale.
Les programmes doivent être largement débattus à chaque étape de leur confection : de la lettre de cadrage ministérielle à la mouture finale. Et avant d'être écrits, ils doivent répondre à la question la plus urgente : apprendre l'histoire, à quoi bon ? Car tiraillée entre ses finalités identitaires, civiques et critiques, il est à craindre que l'histoire scolaire intéresse davantage ses détracteurs – à l'extérieur de l'école – que les élèves eux-mêmes.



Diversité, égalité, sexualité… Les manuels scolaires veulent se mettre à la page
LE MONDE | 19.04.2013 à 10h32 • Mis à jour le 19.04.2013 à 14h40 |
Par Mattea Battaglia


En plein débat sur le mariage pour tous, c'est un chantier sensible que les éditeurs de manuels scolaires ont engagé : examiner comment les ouvrages aux mains des collégiens et des lycéens abordent les questions de diversité – diversité d'origines, entre hommes et femmes, et d'orientation sexuelle. Débusquer les éventuels clichés, interroger la justesse des représentations, pour mieux lutter contre les discriminations.
"Dans une société aux mutations de plus en plus rapides, il est illusoire d'imaginer que les questions sociétales n'irriguent pas l'école", explique Sylvie Marcé, PDG des éditions Belin et vice-présidente du Syndicat national de l'édition (SNE). "Evidemment que les questionnements qui divisent l'opinion nous atteignent", ajoute Pascale Gélébart, directrice de Savoir-Livre, association qui regroupe six éditeurs (Belin, Bordas, Hachette, Hatier, Magnard et Nathan). "Mais notre démarche n'est en aucun cas militante, souligne-t-elle. Il s'agit de voir comment l'édition scolaire peut mieux tirer profit des apports les plus récents de la recherche."
Un premier bilan devait être rendu public vendredi 19 avril, au Palais-Bourbon, dans le cadre du séminaire "Egalité, diversité et République, de la recherche au manuel scolaire". Invitée d'honneur : la ministre déléguée à la réussite éducative, George Pau-Langevin. Organisateurs : les éditeurs scolaires et le think tank République et diversité – un partenaire "engagé". Son président, Louis-Georges Tin, fondateur de la Journée mondiale contre l'homophobie, cofondateur du Conseil représentatif des associations noires de France, se félicite des "regards croisés instaurés entre chercheurs et éditeurs". C'est lui qui, durant plus d'un an, a cordonné avec les éditeurs le travail de décryptage d'une cinquantaine de manuels. A leurs côtés, une quinzaine d'universitaires et de chercheurs – de la neurobiologiste Catherine Vidal au professeur de sciences politiques Eric Fassin –, ont compulsé des centaines de chapitres.
"CE QUI COMPTE, CE SONT LES USAGES"
Pas d'impasses, pas de caricatures dans les livres de classe passés à la loupe dans trois disciplines : histoire, biologie et français. "Nos ancêtres les Gaulois… cela fait belle lurette qu'on n'en est plus là, ironise Louis-Georges Tin. Globalement, les manuels traduisent bien la diversité de la société, mais des lacunes subsistent. Et si des efforts ont été faits sur la question de l'égalité entre hommes et femmes ou sur celle de la diversité des origines, la problématique de l'orientation sexuelle est, elle, à peine évoquée."
Quelques lignes, un paragraphe tout au plus, distinguant l'"identité sexuelle" de l'"orientation sexuelle" dans des manuels de biologie de 1re L et ES : ça peut sembler peu. Et pourtant, cela a suffi à mettre le feu aux poudres à l'été 2011, quelque 80 députés réclamant leur retrait. Sans succès.
Si la France n'a pas connu de retrait de livres de classe depuis l'Occupation, les critiques sur leur contenu sont légion. Pour la première fois, la médiatrice de l'éducation nationale a été saisie, en 2011, de réclamations de parents concernant les programmes et les manuels – les deux étant souvent mêlés dans les esprits, ce qui ajoute à la confusion. "Le fait que la société civile, par l'intermédiaire des associations ou des élus, exerce sa vigilance sur des manuels s'est accentué depuis la fin de la seconde guerre mondiale", explique Laurence De Cock, fondatrice du collectif Aggiornamento histoire-géographie. Les manuels, conçus à partir des programmes, ont une totale liberté d'adaptation. Qui peut prétendre les caractériser idéologiquement ? On peut leur faire dire ce que l'on veut, conclut-elle. Ce qui compte, ce sont les usages qui en sont faits par enseignants et élèves. "
"VÉRITÉ HISTORIQUE"
Ces usages doivent-ils évoluer ? "Les universitaires de notre réseau veulent être des forces de proposition", répond Louis-Georges Tin, qui avance des "pistes" pour diversifier le corpus de ressources. Parmi les préconisations de son think tank figurent l'utilisation plus importante d'œuvres de femmes écrivains ou artistes, le recours plus fréquent aux textes tirés de la littérature francophone, une histoire coloniale "mieux intégrée", une réflexion sur l'homosexualité "non seulement en biologie, mais aussi en histoire et en français".
Côté éditeurs, on assure "se maintenir à bonne distance des objectifs militants". "En se rapprochant des chercheurs, on ouvre le champ des possibles, mais c'est à nous – et aux auteurs – de décider des contenus", insiste Sylvie Marcé, du SNE. Reste que l'initiative en inquiète quelques-uns. "Notre rôle est de nous rapprocher le plus possible de ce qui pourrait être la 'vérité historique', même si celle-ci ne convient pas à tout le monde, avertit un auteur. Ce n'est ni aux politiques ni aux groupes d'intérêts, qui confondent mémoire et histoire, de faire prévaloir leur vision de l'histoire."
Le travail d'introspection aura en tout cas permis aux éditeurs de se mettre en ordre de bataille pour l'évolution – attendue – des programmes. L'opacité avait marqué l'adoption des précédents textes, en 2005 au collège, en 2008 au primaire, et à partir de 2010 au lycée. Le ministère de l'éducation, dans le cadre de la "refondation" de l'école, a promis un changement de méthode. "Cela prendra du temps, prévient-on rue de Grenelle. Il faut que les personnels soient consultés, que le Conseil supérieur des programmes fasse ses propositions, que les éditeurs conçoivent les manuels." La ligne de mire : 2015.


Une liberté éditoriale quasiment jamais remise en cause

Quel coût ? 42,2 millions de livres scolaires ont été vendus en 2011. 18,8 millions au primaire, 20 millions dans les collèges et les lycées, 3,4 millions pour l'enseignement professionnel. Le chiffre d'affaires du secteur oscille entre 8 % et 12 % du chiffre d'affaires de l'édition. Il a atteint 317,8 millions d'euros en 2011.
Qui paie ? Au primaire, l'acquisition des manuels est la charge des communes. Au collège, c'est l'Etat qui finance. Dans les lycées, les régions ont mis en place des dispositifs de gratuité ou d'aide aux familles.
Quelle histoire ? Depuis 1880, la politique française du livre scolaire est restée constante. La seule remise en cause de la liberté éditoriale a été pendant l'Occupation. C'est là une spécificité française : plus d'un tiers des nations pratiquent l'édition d'Etat, un autre tiers l'autorisation préalable.
Tweeter