21 août 1978
Ce qui me paraît le plus éloigné de, le plus antipathique à mon chagrin: la lecture du journal Le Monde et de ses manières aigres et informées
Roland Barthes, Le Journal du deuil, Paris, Seuil, 2009, p. 209.
Curieux cette antipathie que Roland Barthes, jusqu'à la fin de sa vie a manifesté pour la presse. Depuis les Mythologies jusqu'aux fragments posthumes du Journal du deuil, il n'a cessé de la lire et de puiser dans ses colonnes de quoi alimenter sa réflexion. La presse, et en particulier le journal Le Monde, était sans doute un fabuleux réserve de stéréotypes pour aiguiser sa critique contre un pouvoir établi mais c'était surtout une source d'informations incontournable.
Pas étonnant que les journalistes à la fois humiliés et fasciné lui rendent parfois la monnaie de sa pièce (comme dans la curée qu'a déclenché la sortie du livre de Raymond Picard, Nouvelle critique ou nouvelle imposture,1965).
Voyons un peu ce qui a opposé, déchiré et finalement réuni universitaires et journalistes autour de la question de l'écriture.
Nous recevrons jeudi 29 Hubert Kilian, journaliste à Taiwan Aujourd'hui, Asialyst, China Analisis, etc. Voici deux articles du Monde pour introduire sa conférence sur "les stratégies littéraires du journaliste. La ligne éditoriale et la liberté d'écriture"
Deux articles pour vous montrer les liens très étroits entre ces deux activités : le journalisme et la littérature.
Deux articles sur la figure d'Albert Londres, parangon du grand-reporter, grande "plume" du début du siècle dernier, qui a donné son nom à un prix du reportage littéraire prestigieux: le prix Albert Londres.
Albert Londres
Les reporters avaient un maître. On le leur avait ôté.
Ils le retrouvent.
LE MONDE | 28.05.1984 à 00h00 • Mis à jour le 28.05.1984 à 00h00
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JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD.
POUR son centenaire, on réédite les
reportages d'Albert Londres. Surprise. Ils ont peu vieilli. Qu'on relise Au
bagne, Chez les fous ou Pêcheurs de perles, un charme intact joue : c'est écrit
d'hier, quand tout ce dont il est question, pourtant, a disparu : politiques,
géographie et coloniale et velours cramoisis de l'Orient-Express. Alors ? Le
talent ? Une nostalgie inavouée pour les couleurs d'époque ? L'invariable
grammaire des disputes humaines ? C'est plus simple. Un homme, hier,
s'embarquait pour aller voir la planète du plus près qu'il pouvait, il
regardait le grain des choses, écoutait la rumeur des ports et
tâchait de dire à l'incrédule lecteur resté à quai ce qu'il découvrait. Là-bas.
Or, Londres emportait toujours, à
Shanghai ou Cayenne, un peu de lui-même. Et donc de nous. Nous étions du
voyage. Il le disait, voilà toute la différence. Un homme, les yeux ouverts,
colleté aux énigmatiques lointains ; un homme, avec ses perplexités avouées,
ses colères, et même ses bonheurs chipés aux escales : voilà quelle était la
vraie substance, l'information, comme on dit maintenant.
Non point " le " monde
tout seul, une espèce de monde " en soi " ni, à l'inverse, " le
" voyageur solipsiste en ses irréductibles vagues à l'âme, mais bien les
deux ensemble, jour après jours, affrontés. Bec à bec. C'est une sacrée
corrida. Pour peu que s'y ajoute un peu de ce que les
aficionados appellent el duende (la grâce, le
miracle du talent), l'aventure est assez belle. Toujours la corne du taureau -
la corne, c'est-à-dire en l'occurrence l'erreur, la sottise, la naïveté de
plume - effleure la poitrine. Effleure justement... Cela
s'appelle un reportage.
D'où vient tout de même qu'on ne
relise plus Albert Londres aujourd'hui, sans une espèce de gêne envieuse ? On
dirait que, lui, respire encore à pleins poumons une innocence que nous avons
perdue. Nos " papiers " à nous tiendront-ils la même distance ?
Lira-t-on, mettons machin chouette, dans quarante ans ? On voit bien, dans nos
journaux, que les tons ont pâli, que la prose s'est anémiée et que, maintenant,
le regard biaise. Comme si on n'osait plus. Précisément.
À cette crise, tout européenne et
même latine, du reportage, on a trouvé de bien plates excuses. Les charters, le
monde rétréci et banalisé, l'image instaurée à domicile, etc. Nous serions
entrés dans un monde fini qui ne vaudrait plus d'être raconté comme avant, mais
seulement montré au JT de 20 heures, puis expliqué le lendemain dans un
éditorial. C'est une blague. Descendez ce soir même dans le métro ou sur les
quais d'Honfleur, et regardez mieux autour de vous. Albert Londres y trouverait
encore ses sujets, aussi bien qu'à Chandernagor. Ce monde-là nous manque.
Pourquoi ?
Hier, Lucien Bodard soupirait : les universitaires envahissent le reportage.
Ce n'était pas faux, mais un peu bref. En fait, le journalisme d'après-guerre a
subi, de la part des sciences humaines, alors si assurées d'elles-mêmes, une
formidable manœuvre d'intimidation. Chez nous,
elles avaient le terrain libre. Il n'y a guère, en nos pays toujours portés à
disserter, de vraie religion -
anglo-saxonne - du fait ou du récit. Les
faits nous ennuient, ils ont l'inconvénient d'exister. On admit mal
brusquement que des hommes puissent avoir pour seul métier d'aller les
vérifier, un par un. Sur place ? Oui, sur place.
Alors pesa sur le journalisme un triple soupçon qui
contribua à faire de lui un divertissement
mineur. Soupçon universitaire d'abord : l'enquête au sens strict fut assimilée à un sous-produit de la sociologie.
Mais alors, plutôt Dieu que ses sous-diacres : on vit des journaux entiers rédigés par des sociologues pigistes ou des maîtres
assistants. Ils écrivaient mal,
voyageaient peu, se trompaient raisonnablement, mais ils avaient reçu le
saint-chrême en Sorbonne et n'étaient pas, surtout pas, journalistes.
Soupçon littéraire ensuite. On fit croire à
l'inexistence d'une écriture journalistique à part entière. Méfiance flicarde
pour la forme, mimétisme jargonnant et obsession récidivante : il fallait singer l'indéfinissable
sérieux des thésards. Celui qui, contre vents et marées, témoignait d'un
petit " brin de plume ", portait nécessairement en lui les vilains
regrets de l'écrivain raté. Ces journalistes-là, poulets à trois pattes,
rêvèrent, à force, d'un prix consolateur. L'Interallié par exemple. Ils
devaient changer de métier. Le journalisme en perdit la trace.
Soupçon idéologique enfin. Le plus
grave. En ces temps de glaciation abstraite et d'empoignades manichéennes, la
démarche journalistique, dans son essence, n'était pas vraiment recevable. La
parole têtue de qui voit de ses propres yeux fait toujours " quelque part
" le jeu de l'adversaire. Un vrai reportage dérange l'ordonnancement
symétrique des " explications ". En outre, la mauvaise conscience
postcoloniale de ces années-là. l'émergence d'un tiers-monde famélique et
dévasté interdisaient, croyait-on, que l'on s'écartât, fusse d'un seul
adjectif, d'une monotone recension des " problèmes ". Il devint culturellement impérialiste, et même un brin raciste, de trouver encore, dans les rues de Rangoun, un beau
visage à décrire ou une fête à raconter. La moindre inclination pour le concret
des rues et des marchés procédait sûrement, horreur, d'une jobardise
touristique à la Pierre Loti.
On crut les problèmes plus importants que les hommes.
C'est à peine si, par l'effet d'une ultime indulgence, on exila la vie vivante
dans une rubrique chichement distribuée : la " couleur ". On fit croire
aux stagiaires des journaux qu'un reportage consistait à se rendre en avion
dans les bureaux d'une capitale étrangère pour y interroger les responsables
officiels ou clandestin dûment répertoriés. On mit bout à bout des chiffres, des
conjonctions de coordination et quelques morceaux de communiqués. Il fallait
être savant et impersonnel. La presse eut sa langue de bois. Adios Albert !
Adios ? Pas sûr. Ce centenaire-là, en vérité, coïncide avec
une bonne nouvelle qui eût comblé l'auteur de Dante n'avait rien vu. Voilà
que chez nous, mine de rien, une génération
de journalistes réinvente, tranquillement, le reportage écrit. On le sait.
On le dit. Mais cette résurrection est moins l'effet d'une mode éphémère -
celle d'un " nouveau " quelque chose - que le produit d'une prise de
conscience assez réfléchie.
Résumons. D'abord les sciences
humaines et les sociologues se sont à peu près tus ; en tout cas, il n'est vent
partout que de leur échec. (Ces longs pensums d'hier sur la réforme agraire en
Mongolie-Extérieure sont assez bouffons à la relecture. Essayez...) Ensuite, le
souci de la forme, celui d'une écriture
journalistique qui ne doive de comptes ni à la littérature ni à l'université a
fini par s'imposer. On est devenu, en somme, plus finauds. La forme, a-t-on
compris, est inséparable du fond, le mal-écrire n'est pas gage de sérieux et,
de toute façon, la subjectivité est incluse dans le texte, autant l'avouer en
clair. On ne peut plus guère parler ou
écrire ex cathedra sans ridicule.
Enfin, le soupçon idéologique, on
le sait, fut à son tour soupçonnable. Ouf !
Et puis, et puis, la " couleur " prit lentement sa
revanche sur l'étroite et sentencieuse politique. Des ébranlements eurent
lieu, un peu partout, des problèmes indéchiffrables surgirent ici ou là-bas,
des révolutions même (l'Iran) sur les terrains qui étaient justement ceux,
négligés, de la couleur locale : mœurs, religion, culture, etc. Le vrai
sérieux, l'information à couvrir en priorité logeaient là désormais, dans l'imprécise fermentation des sociétés civiles, sur les trottoirs, dans les
mosquées... Il devenait inopérant de mouliner plus
longtemps les explications et les théories d'hier. Devant cela, l'analyste en
chambre baissait les bras. Quant à la télévision, certes capable de montrer,
elle parlait décidément trop court.
Le monde se révélait moins fini
qu'on ne l'imaginait. Pas
d'autre recours que de réconcilier, vaille que vaille, l'intelligence et le
regard, toujours le regard... Il fallut- il faut encore - repartir en voyage. Et ouvrir l'œil. Bon anniversaire, Albert Londres !
ALBERT LONDRES : DE LA POÉSIE AU JOURNALISME
LE MONDE | 23.05.1970 à 00h00 • Mis à jour le 23.05.1970 à 00h00
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PAUL MORELLE.
VOUS avez, lui dit le directeur du
" Matin " en le congédiant, introduit dans le journalisme " le
microbe de la littérature ".
C'était pourtant par un beau
morceau de littérature : " l'Incendie de la cathédrale de Reims ", en
1915, qu'Albert Londres avait fait ses débuts de grand reporter, avec
signature, dans le même "Matin".
Mais cette fois, en 1916, Londres
voulait partir pour l'Orient et " le Matin " n'y tenait pas. Le
reproche de " littérature " est un bon prétexte.
Une autre fois, Londres revint de
la Ruhr avec une série d'articles que le directeur de son journal refusa.
" Ils ne sont pas dans notre
ligne.
- Un reporter, monsieur, ne connaît
qu'une ligne : celle du chemin de fer. "
Ces deux anecdotes situent la
personnalité d'Albert Londres : poète devenu reporter et qui fit du reportage
en poète, globe-trotter infatigable à la poursuite du spectacle du monde.
" Notre métier n'est pas de
faire plaisir, non plus de faire tort. Il est de dire la vérité. "
Un Gascon à Paris
Il était né le 1er novembre 1884, à
Vichy, de parents d'origine gasconne (Londres était une déformation de
Loundres). A dix-sept ans, il vint à Lyon travailler comme comptable à la
Compagnie asturienne des mines. Mais il était déjà - et surtout - poète. Henri
Béraud, avec lequel il devait monter " conquérir " Paris, en 1903
(Charles Dullin était le troisième homme), le dépeint à cette époque " blond,
très pâle, avec un visage d'une féminine tendresse et une barbe de jeune Christ
".
A Paris, il mangea, comme il se
doit, de la vache enragée en compagnie de la jeune femme qui l'avait suivie et
qui mourut à vingt ans, lui laissant une fille, Florise, aujourd'hui animatrice
du prix Albert-Londres et vigilante gardienne de la mémoire de son père.
Par un ami vichyssois de sa
famille, J. Bois, qui devait devenir directeur du " Petit Parisien
", il fit ses débuts dans le journalisme en parcourant les couloirs du
Palais-Bourbon et du ministère de la guerre pour " le Matin ".
Jusqu'à la guerre, où son récit de l'incendie de la cathédrale de Reims lui
donne, en même temps que la signature, le renom.
Dès lors, il ne cessera plus de
voyager. Le front, l'Orient. Puis, la guerre finie : la Russie, le bagne (ce
sera son premier grand succes populaire), Biribi, la Chine, l'Amérique du Sud,
l'Afrique le voient passer, insouciant, audacieux, fantaisiste, obstiné, avec
son vaste chapeau, son court manteau couleur moutarde et la petite valise en
peau de porc, sa " chère peau de cochon " avec laquelle, dit-il, dès
qu'elle est à son bras, il se sent un autre homme.
La vie est belle
Les titres de ses reportages, qui
paraissent ensuite en librairie avec une audience qui va croissant, attestent
d'un don caractéristique pour l'image poétique, frappante, qui parle à
l'imagination : " Dante n'avait rien vu ", " la Chine en folie
", " Terre d'ébène ", " le Juif errant est arrivé ".
Certains sont même entrés dans le langage public : " le Chemin de
Buenos-Aires ".
Albert Londres a été l'inventeur
d'une forme de journalisme qui " dramatise " la chose vue, non pour
la dénaturer, mais pour la rendre plus imagée. " La vie est belle ",
aimait-il à répéter.
Il a aussi créé le reportage social,
allant vers les plus déshérités, les épaves, les réprouvés : bagnards, fous,
prostituées, etc. Et en un sens, il a anticipé sur les curiosités de
l'anthropologie et de la sociologie actuelles.
En 1930, il avait publié le récit
de l'incendie de " l'Asia ", un bateau français qui brûla au large de
Djeddah.
Récit prémonitoire. Le 2 mai 1932,
soit deux ans plus tard jour pour jour, lui-même périssait au large de Bahren
dans l'incendie du " Georges-Philippar ", non loin de l'endroit où,
après la guerre, un autre reporter, François-Jean Armorin, devait s'engloutir
avec l'avion qui le ramenait d'Indochine.
Les circonstances identiques - tous
deux revenaient d'Orient avec des documents importants - firent que, dans les
deux cas, on épiloguera sur leur mort.
Albert Londres avait débuté par des
recueils de poésie dont l'inspiration ne cessera de nourrir ses reportages.
Mais l'ambition d'écrire, en lui, ne s'était pas tarie avec ce goût des voyages
qui n'en était que la forme anxieuse et nostalgique.
Avant son deuxième départ pour la
Chine, d'où il ne devait pas revenir, il écrivait :
" Jusqu'à quarante-cinq ans,
j'ai écrit vite, trop vite ; il le fallait, c'est le métier. Dorénavant, je
veux écrire comme un écrivain : en suis-je capable ? "
Hemingway, autre reporter-écrivain,
confiait : " Tout journaliste a dans ses tiroirs un roman inachevé. "
Quelques questions à Hubert Kilian :
Quelques questions à Hubert Kilian :
- Le journaliste d'aujourd'hui est-il un esclave de l'information ou bien lui reste-t-il une part de liberté ?
- JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD définit le reportage comme une corrida entre le regard particulier d'un journaliste (solipsiste) et le monde réel. Est-ce une définition acceptable ?
- Il diagnostique une crise du reportage. Ce diagnostic est-il exact ?
- Selon lui, un triple soupçon a pesé sur le journalisme : soupçon universitaire, littéraire et idéologique ?
- Dans cet article, l'écriture est tiraillée entre trois figures : le journaliste, l'écrivain et l'universitaire. Ces trois figures jouissent-elles d'une même aura ?
- Guillebaud semble prendre une revanche sur ce que Roland Barthes a pu représenter en son temps (l'universitaire moraliste qui intimide les journalistes eux-mêmes par le regard qu'il porte sur leurs écrits) mais qui est lui-même finalement soumis à un désir de littérature qu'il ne peut assumer... Ce regard universitaire et castrateur le ressent-on quand on est journaliste ?
- Paul Morelle rapporte cette anecdote : quand Albert Londres présente une série de "grand reportage" au Matin, le directeur de publication lui refuse ses papiers au motif qu'ils sont trop littéraires. Il ajoute : " - Ils ne sont pas dans notre ligne. - Un reporter, monsieur, ne connaît qu'une ligne : celle du chemin de fer. " La ligne éditoriale peut-on encore s'en affranchir comme le fait Albert Londres ? (Ce qui rejoint ma première question)
- Que dire de la formule d'Hemingway "Tout journaliste a dans ses tiroirs un roman inachevé" ?
- Albert Londres, Lucien Bodard, Jean-Claude Guillebaud, quelles autres grands "plumes" servent de modèle ?