mercredi 30 novembre 2016

Cours n°39 grande figure du journalisme littéraire en VF : Jean Hatsfeld et la "morale de la langue"

"Un génocide n'est pas une guerre particulièrement meurtrière et cruelle. C'est un projet d'extermination.  Au  lendemain d'une guerre, les survivants éprouvent un fort besoin de témoigner ;  au lendemain d'un génocide, au contraire les survivants aspirent étrangement au silence"

Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Paris, Seuil, 2000, p. 9

 "Sous sa plume, la façon de s'exprimer des Rwandais, lourde comme la glèbe et imagée comme un pan de ciel au « pays des mille collines », touche à ce que l'écrivain allemand Heinrich Böll appelait « la morale de la langue », la vérité humainement accessible"

Stephen Smith, "Hatzfeld interroge les bourreaux", Le Monde, 22 aout 2003


Jean Hatzfeld à Sarajevo


- Stages à Pinewave (bilan) et stages au BFT et à Asialyst.

- Consignes pour la fiche de lecture en 5 parties : présenter à l'écrit et à l'oral pour le 12 janvier


1 - Courte présentation biographique (une dizaine de lignes maximum)
2 - Résumé (un paragraphe d'une quinzaine de lignes)
3 - Sélection d'un extrait (une vingtaine de lignes) et analyses fines de l'extrait (pourquoi cet extrait est intéressant et en quoi il relève du journalisme littéraire ?)
4 - Commentaires personnelles (Qu'en avez-vous pensez ?)
5 - Interview fictif (imaginez une interview avec l'auteur)

Soyez attentif à replacer chaque étape de la fiche de lecture dans la problématique du cours, c'est-à-dire qu'il faut sans cesse se demander en quoi le roman que vous étudiez relève du "journalisme littéraire".  

Cette présentation correspondra à une note pour la partie théorique du cours (je devrais vérifier si vous avez compris les enjeux théoriques du cours).  


- Revoir les questions pour l'entretien.


I - Deux articles du Monde  par Stephen Smith : Stephen Smith est un journaliste et intellectuel qui a laissé, malgré la rapidité de son passage, son empreinte au Monde . Il est l'auteur notamment de Négrologie, un essai polémiste qui renverse la logique de victimisation qui interdit au gouvernement africain d'être responsable de leurs actes...


Au coeur de la nuit rwandaise
LE MONDE | 24.11.2000 à 00h00 • Mis à jour le 24.11.2000 à 00h00 |
Par
STEPHEN SMITH
Il existe un pays en Afrique où le voisin est appelé « avoisinant », sans doute parce qu'il est tellement proche qu'il vous touche. On y dit aussi « couper » pour massacrer, découper en morceaux. Dans ce pays, le Rwanda, des centaines de milliers de Tutsis ont été « coupés » par leurs « avoisinants » hutus en 1994, en l'espace de trois mois, à la machette. Nous le savons. Cependant, six ans après avoir eu lieu, ce génocide, le premier en terre africaine, ne nous a toujours pas atteint. Cette tuerie de masse planifiée est restée un événement au coeur du continent noir, qui nous a été rapporté mais sur lequel nous ne mettons ni visages ni voix. Le livre de Jean Hatzfeld n'est pas le premier à rendre son lieu familier et ses noms personnels au génocide rwandais. Mais il y parvient mieux que d'autres grâce à ce que le défunt Prix Nobel de la littérature, Heinrich Böll, appelait, d'une expression terriblement allemande, « la morale de la langue ».
Journaliste à Libération, prix Albert Londres, reporter de guerre grièvement blessé à Sarajevo, Jean Hatzfeld, déjà auteur de deux livres sur un pays disparu, l'ex-Yougoslavie (1), est en rupture de ban avec sa profession. Peut-être fallait-il l'être pour aller passer des mois sur quinze collines au Rwanda, dans la commune de Nyamata, là où cinq sur six Tutsis ont été tués en cent jours. 50 000 morts hantent cet endroit, la mémoire des rescapés. Ce sont des récits de survivants que rassemble ce livre, quatorze monologues reliés par des textes de transition et illustrés de portraits, en noir et blanc, de Raymond Depardon. A tourner les pages, le génocide cesse d'être un non-lieu, aussi au sens d'une exemption de justice. Il devient crime contre l'humanité, parce qu'il habite des maisons, tue le temps « Au coin des veuves », se fourre dans des bananeraies, une forêt d'eucalyptus, des marais. Il s'incarne dans un jeune berger, un vieil enseignant, une couturière, un aide-maçon, des cultivateurs et Sylvie Umubyeyi, assistante sociale et tenancière d'un restaurant, « La Permanence ».
C'est elle qui s'explique sur la langue commune des rescapés. « Ça coule comme ça, parce que, si on revient de là-bas, on a voyagé dans le nu de la vie ». Innocent Rwililiza, trente-huit ans, se souvient : « On était couverts de boue parce qu'on ne pouvait plus se nettoyer. Il y avait des mamans qui avaient perdu leur pagne, des filles qui s'enroulaient les sous-vêtements sur la tête pour se protéger du soleil. Il y en a qui souffraient de blessures purulentes. Quand on retrouvait la tranquillité, le soir, on s'asseyait les uns aux côtés des autres, pour se retirer les poux et se frotter la peau. » Le jour, il fallait se cacher des Hutus armés de machettes ou de gourdins, qui exterminaient en chantant. Trois d'entre eux, isolés et encerclés par les ombres qu'ils pourchassaient, se sont justifiés : « A force de tuer, on avait oublié de vous considérer.»
Quel est le ressort caché au bout de la nuit ? « Plus on mourait, plus on était préparés à mourir et plus on courait vite pour gagner un moment de vie », dit Innocent Rwililiza. « Je ne peux expliquer ce phénomène. Ce n'est pas un réflexe animal : parce que l'animal, lui, il veut vivre parce qu'il n'est jamais certain de mourir, puisqu'il ignore ce que signifie la mort. Pour nous, c'était une terrible envie origi- nelle, si je puis dire maladroitement. » Le livre de Jean Hatzfeld vit des « maladresses » de langage des rescapés.
L'auteur a tort de croire, et de faire croire, que les survivants du génocide au Rwanda se murent dans « un silence aussi énigmatique que le silence des rescapés au lendemain de l'ouverture des camps de concentration nazis ». C'est faux dans les deux cas. Nombreux sont déjà les témoignages recueillis au Rwanda et, dès 1955, l'un des premiers historiens de la Shoah, Philip Friedman, avait recensé plus de 18000 écrits de survivants de l'Holocauste. Encore, hier comme aujourd'hui, faut-il être lu, entendu. « Pour tisser un fil jusqu'à une personne qui a été meurtrie, explique Sylvie Umubyeyi, il faut l'encourager d'abord à s'ouvrir un peu et à se décharger de quelques pensées, dans lesquelles apparaîtront les noeuds de son désarroi. » Jean Hatzfeld y est parvenu admirablement.



Conversation Hatzfeld interroge les bourreaux
LE MONDE | 22.08.2003 à 00h00 |
Par
Stephen Smith

Pour trouver une issue à l'ultime cercle de l'enfer qu'a été le génocide au Rwanda, la tentative d'exterminer la minorité tutsie en cent jours, d'avril à juillet 1994, Jean Hatzfeld sème de petites pierres blanches. D'apparence modeste, son entreprise poursuit une ambition à la hauteur de l'holocauste africain. Apurée d'accusations ou d'indignation, elle ne vise pas à culpabiliser qui que ce soit. Certes, elle met chacun face à son ignorance, son indifférence ou son inconscience, toutes les variations du refus de comprendre comment, au vu et au su du monde entier, devant les caméras de télévision, des centaines de milliers de personnes ont pu être « coupées » à la machette. Comment les tueurs ont-ils vécu la mise à mort de leurs voisins ? Pour le saisir, Jean Hatzfeld leur donne la parole dans Une saison de machettes. Récits (Le Seuil, « Fiction & Cie », 315 p., 19 €).
Lui-même, peut-être à force de naviguer dans des plaies ouvertes, a la parole prudente. Non pas qu'il retournerait chaque mot dans sa bouche, mais il se méfie de l'emphase, l'arme de la bêtise humaine. « Bien sûr, ça peut devenir obsessionnel », finit-il par dire du meurtre en masse, au terme d'une longue conversation. Il ne s'approchera pas davantage d'une confidence. A quoi bon aussi ? Il est seulement là pour « aider des paysans rwandais à être Primo Levi ».
Jean Hatzfeld, alors grand reporter à Libération, est allé au Rwanda pendant le génocide. Comme beaucoup de journalistes, il a « couvert » le massacre organisé des Tutsis. Mais, à la différence des autres, il a découvert une horreur dont il savait d'emblée que le journalisme ne pouvait pas rendre compte. « J'étais conscient du fait qu'il fallait du temps pour comprendre et, surtout, qu'il fallait du temps aux Rwandais pour pouvoir raconter, un jour, ces événements », se souvient-il.
SANS DEVOIR NI COMPONCTION
En 1994, il est donc reparti suivre d'autres actualités, des guerres souvent, dans les Balkans, en Irak, au Proche-Orient. Et il n'est revenu que journaliste en rupture de ban avec sa profession. Depuis quatre ans, celui qui veut être « l'écrivain de ces gens-là » se consacre à la mémoire du génocide africain, sans « devoir » en bandoulière ni componction commémorative.
Il y a, d'un côté, le Rwanda, son ancien régime et son gouvernement actuel, la « grande » histoire dont la France et ses éventuelles compromissions dans l'avènement de la tuerie font partie ; il y a, de l'autre côté, la commune de Nyamata sur quatorze collines, avec ses 120 000 habitants avant le génocide, dont seulement 50 000 ont survécu, 5 Tutsis sur 6 y ayant été massacrés.
Jean Hatzfeld parle seulement de ce qu'il connaît, Nyamata et son « génocide de proximité » qu'il appelle aussi un « génocide agricole » parce qu'il a été commis par des paysans avec leurs moyens, la machette, et leur mentalité. « A Nyamata, j'ai ma place, c'est un autre endroit où je peux être », dit-il, pour aussitôt ajouter : « Mais je ne serai jamais accepté là-bas, c'est trop difficile pour un Blanc. »
Il est mieux placé que quiconque pour en juger. Depuis quatre ans, il partage son temps entre Paris et Nyamata. Mais ce n'est qu'après la publication des témoignages de rescapés, il y a deux ans, sous le titre Dans le nu de la vie (Seuil), qu'il a passé un premier fossé de méfiance et d'incompréhension. Ses « amis » ne se sont pas sentis trahis. Que d'autres fossés resteraient à franchir, il l'a compris quand il s'est mis à recueillir la parole de leurs « ennemis ». Nul ne lui en a fait le reproche, « tout a été recouvert de mutisme, la réprobation n'a jamais été exprimée ». Et comment eût-il pu en être autrement alors que son confident et interprète, l'homme qui lui avait désigné le groupe de tueurs en prison à interviewer, et qui a assisté aux entretiens, ne lui avait pas dit que, parmi ces condamnés, se trouvait l'assassin de ses propres parents ?
Cet ami parmi les amis se prénomme... Innocent. Des rapports secrets que les mots et la réalité entretiennent au Rwanda, Jean Hatzfeld n'est pas le seul à s'émerveiller, non sans une trace de crainte. Mais sous sa plume, la façon de s'exprimer des Rwandais, lourde comme la glèbe et imagée comme un pan de ciel au « pays des mille collines », touche à ce que l'écrivain allemand Heinrich Böll appelait « la morale de la langue », la vérité humainement accessible.
Au fond, avant et après tant de morts, qu'est-ce qui distingue les Hutus et les Tutsis ? « Rien, sinon que les uns élèvent des vaches et les autres non », explique Jean Hatzfeld. « Rien, sinon que les uns ont été amenés à tuer les autres. » Mais pourquoi ? Pour répondre à la question, il renvoie à la parole d'un tueur hutu, marié à une femme tutsie, qui a participé au génocide pour sauver la vie de son épouse. « Les Hutus se plaisaient à multiplier des sornettes sans vraisemblance pour creuser une mince ligne de discorde entre les deux ethnies, explique Jean-Baptiste Murangira. L'important était de garder un écart entre les deux en toute occasion, dans l'attente d'une aggravation. »

On ne saurait mieux dire. Mais ce n'est pas la seule raison pour laquelle cette parole étonnante habite Jean Hatzfeld. En fait, c'est aussi la sienne. Car, chez lui, l'autre est un « je ».
III - une émission de radio : "Par l'écriture faire renaître de l'humanité"

Jean Hatzfeld était récemment invité de l'émission de Nicolas Demorand, un jour dans le monde :

https://www.franceinter.fr/emissions/un-jour-dans-le-monde/un-jour-dans-le-monde-27-aout-2015

III - Un extrait de Dans le nu de la vie. 


1 - La métaphore de la nudité, nous l'avons commenté la semaine dernière. Voici un nouvel aspect terrifiant de cette métaphore.

Nous avons commenté la "nudité" avec François Julien. Nous pourrions aussi commenté la référence à la "vie". Enjambent distingue à partir du grec, deux sortes de vie : la "bio" et la "zoé". L'une serait la "vie bonne" et l'autre serait la "vie brute, animale, féroce".

Mais la férocité dont il est question est au-delà de ce qu'Agamben définit ou encore au-delà de l'état sauvage qui fait de l'homme un loup pour l'homme dans le système politique de Hobbes.



2 - Nous avons également, avec Camus, abordé ce que Stephen Smith appelle la "morale de l'écriture" (reprenant Heinrich Böll).
































mardi 29 novembre 2016

Cours n° 38 grande figure du journalisme littéraire en VF : Florence Aubenas, une "spécialiste de l'inattendu"

"J'aime beaucoup lire et écrire, j'ai commencé par des études de lettres. Les cours me plaisaient énormément. pourtant on continuait à me demander : "mais avec ces études de lettres, qu'est-ce que tu vas devenir ?"
Florence Aubenas, Grand reporter,  Paris, Bayard, 2009,  13


  • Fiche de lecture (biographie, résumé, analyses centrées sur le cours, sur la question du journalisme littéraire, impressions) 
  • Questionnaire pour Chia-Hua (à commenter)
  • Retour sur E. Carrère en guise d'introduction-transition (style "rendre familier l'étrange" et vis versa : usage de l'analogie)
Dossier Forence Aubenas 

1 - Extrait de La Fabrication de l'information
2 - Extrait de Grand reporter de Florence Aubenas (formation de lettres, humanité, écriture, reportage, danger, impossibilité, etc.)
3 - Une émission avec Florence Aubenas
4 - une réflexion publiée dans le Monde sur les liens d'amitié qui peuvent s'établir au cours de ses enquêtes. 
5 - Deux grands reportages au Monde : sur la guerre an Syrie, sur un Philippe El Shennawy détenu à perpétuité. 
6 - Je laisserai 曾柔 présenter Sur le quai de Ouistreham



I - Presentation de Florence Aubenas :

- Elle a commencé sa carrière à Libération (puis le Nouvel Obs 2006 et Le Monde 2012)
- Otage à Bagad en 2005 (5 mois retenue prisonnière).
- Amie de l'écrivain Marie Desplechin
- C'est une star du journalisme et une écrivain


 
III - La fabrication de l'information et l'écriture journalistique : "des journalistes en quête de personnages"

Elle complète un peu les rapports que nous établissons entre littérature et journalisme. Nous avons vu que les romanciers écrivains des romans comme des grands reportages. Ce que dénonce Florence Aubenas et Miguel Benasayag, c'est que la presse et plus généralement les "médias"(TV, radio, press), s'ils ne dépendent peut-être pas d'une pensée unique, fabriquent le monde de l'information artificiellement. Le monde de l'information ainsi présenté est précisément ce que refuse les auteurs du slow journalism.

"Ne pouvoir exposer une situation que si elle est représentable constitue bien une idéologie, celle du monde de la communication" Florence Aubenas, Miguel Benasayag, La fabrication de l'information, Paris, La Découverte, 1999, p. 18

"Aujourd'hui, on ne triche plus pour faire croire, on triche pour faire voir"p. 22

"Pour que le monde soit crédible, il doit ressembler à la fiction (...) Le réel n'est plus que cette chose fatuguante et capricieuse qui semble s'évertuer à vouloir faire capoter l'histoire qu'on a écrite pour lui" p. 23


IV - Grand reporter et la question du journalisme littéraire :

"La presse travaille comme ça dans le désordre des choses et du monde"
Florence Aubenas, Grand reporter,  Paris, Bayard, 2009,  p. 11

"J'aime beaucoup lire et écrire, j'ai commencé par des études de lettres. Les cours me plaisaient énormément. pourtant on continuait à me demander : "mais avec ces études de lettres, qu'est-ce que tu vas devenir ?" Grand reporter,  p. 13

"Ce que j'aime, c'est cette humanité nue, ces gens ordinaires tout à coup confrontés à l'extraordinaire, emportés malgré eux dans la tempête et qui n'auront jamais de statue"
Grand reporter,  p.17

Il faut sans doute rapprocher ici cette métaphore de la nudité avec d'une part le texte de Hatzfeld que nous allons découvrir la semaine prochaine et cet essai de François Jullien, le Nu Impossible, dans lequel le philosophe-sinologue montre que pour l'occident la nudité depuis l'antiquité correspond à une recherche de l'essence. 

La proximité avec le terrain, l'intimité que le journaliste grand reporter entretient avec son sujet, c'est un des aspects qui le rapproche de la littérature !

"Encore un massacre! on ne va pas écrire tous les jours la même chose."
Grand reporter,  p. 23

C'est pourquoi, rien n'est pire que l'indifférence et qu'il est bon pour lui de résister à "l'idéologie de la communication". 

"J'ai toujours pensé que quand on aime vraiment son métier, ce qui est mon cas, il faut être le premier à la critiquer"
Grand reporter,  p. 23
Premier trait définitoire de la profession de journalisme : le travail critique.

"Vérifier sur le terrain, les informations qui nous sont données est un aspect essentiel du travail des journalistes" Grand reporter,  p. 25
Deuxième trait définitoire de la profession de journalisme : vérifier sur le terrain les informations.

"Quand on voyage loin, on emporte avec soi son passeport évidemment, mais aussi toute sa culture, sa manière de penser, ses a-priori. On a parfois l'impression de comprendre une situation, et en fait, on ne fait que plaquer des idées reçues" Grand reporter,  p. 30

"Posez-moi surtout des questions qui dérangent ce sera votre premier travail de journaliste" Grand reporter,  p. 35

Troisième trait définitoire de la profession de journalisme : poser des questions qui dérangent. Pourquoi ? Pour sortir des idées reçues (= clichés, stéréotypes, préjugés, a priori, discours préconçu, pré-construit) dont la forme la plus complexe est l'idéologie (Voir sur ce point Ruth Amossy et le cours de l'an passé sur le rapport entre sémiologie et idées reçues chez Barthes). 

Une des constances de l'écriture de Florence Aubenas est sa conscience professionnelle. Celle-ci suppose une exigence morale telle qu'elle en vient à remettre en cause la logique de production de l'information qui fonctionne comme une machine à répéter les mêmes histoires (l'information est construite avec un matériau pré-fabriqué) : d'où ces "journalistes en quête de personnages). Le journalisme littéraire s'est développé en réaction à cette logique, si bien que ce qui définit sa littérarité n'est justement pas la fiction (on parle de "non-fiction") mais une recherche plus fine, plus subtile, plus nuancée du réel. 


V - écouter la radio : "116 rue Albert Londres"
Émission sur France Culture d'Aleandre Héraud. Invitée : Florence Aubenas

Invitée à : https://www.franceinter.fr/emissions/116-rue-albert-londres/116-rue-albert-londres-14-juin-2015

Quai de Ouistreham lu sur France Culture :
https://www.franceculture.fr/emissions/fictions-le-feuilleton/le-quai-de-ouistreham-15-1


VI -  Une réflexion publiée dans le Monde sur les liens d'amitié qui peuvent s'établir au cours de ses enquêtes


À comparer avec Le journaliste et l'assassin roman de Janet Malcom (commenté par Emmanuel Carrère).


J'ai sonné chez la femme de l'assassin, par Florence Aubenas
LE MONDE DES LIVRES | 12.06.2013 à 19h26 • Mis à jour le 13.06.2013 à 09h49 |

A l'époque où j'étais une jeune journaliste, rien ne m'avait préparée à cet instant où j'ai sonné chez la femme de l'assassin. Un chômeur avait poignardé à mort son voisin, un négociant en vin dans mon souvenir : il ne comptait pas le voler, il avait juste cédé à un sentiment d'injustice contre le sort. C'était mon premier fait divers. Ni mes années d'études ni mes collègues que j'entendais débattre de ces affaires-là en terme d'initiés, à la fois énigmatiques et crus, comme des médecins en salle d'opération, ni rien de ce que j'avais connu jusque-là ne m'ont été d'aucune utilité.
Je ne m'attendais pas non plus ce jour-là à ce que la femme de l'assassin me fasse entrer et me serve un café. On m'a rarement claqué la porte au nez, je l'ai constaté depuis. Un journaliste n'est pourtant ni policier, ni magistrat, ni aucune de ces personnes, en tout cas, que les femmes d'assassin sont sommées de recevoir en pareilles circonstances.

J'ai vite compris qu'il valait toutefois mieux se montrer amène pour que l'entretien s'engage. La femme de l'assassin aussi. La raison pour laquelle quelqu'un dont l'existence vient de basculer se confie à une inconnue m'est longtemps restée mystérieuse. Des années plus tard, un des treize accusés au procès d'Outreau m'a fourni une réponse précise : "Dans cette situation, où tout me désignait comme un monstre, vous avez été la première à vous adresser à moi normalement, comme dans la vie d'avant." Il a aussitôt poursuivi : "Je me suis dit de façon utilitaire : elle va me tirer de là." Il se trouve que ces treize-là, accusés de pédophilie, ont tous été acquittés. Le chômeur au poignard, lui, avait avoué son crime. Coupable ou innocent, qu'importe : sur ce point-là, il y va aussi du statut d'être humain. J'entends encore la femme de l'assassin me répéter : "Mon mari vient d'être licencié, il a perdu pied. Montrez-le comme un homme."
Nous ne parlions pas depuis très longtemps quand la sonnette a retenti. J'ai entendu dans l'entrée les mêmes paroles cordiales que celles que je venais de prononcer. Un autre journaliste a fait son apparition. Nous avons bientôt été cinq collègues et concurrents devant une tasse de café. L'entretien a rapidement tourné à l'assaut d'amabilités envers notre hôtesse : chacun cherchait se concilier ses bonnes grâces et, donc, les meilleures informations. Nous jouions notre article. Elle jouait sa peau. La partie s'avérait, on s'en doute, inégale.

LES BANCS DE LA PRESSE ÉTAIENT VIDES
Les relations entre elle et la presse ont gardé quelque temps un semblant d'équité : tant qu'il y a eu des éléments à grappiller, pièces de dossier ou confidences. Quand tout a été essoré, c'était désormais la femme de l'assassin qui relançait les journalistes. Voyant l'intérêt décroître, elle s'est mise à promettre du nouveau, "de l'exclusif", qui bien sûr ne venait jamais. Quand vint le procès, les journalistes – "mes amis", disait-elle – l'avaient lâchée depuis longtemps. Les bancs de la presse étaient vides. Son mari s'est fait étriller. Elle aussi.
Entre-temps, j'ai rencontré des hommes politiques, des sportifs, des chefs d'entreprise, des soldats de toute sorte. Avec ceux-là, le rapport de force est immédiat. Un adjectif leur déplaît et ils appellent le rédacteur en chef, exigent un droit de réponse, menacent de liste noire. La question n'est pas de savoir s'ils ont tort, mais de décrire un fait : ils sont, comme nous, des professionnels de la communication, à armes égales. La presse, en revanche, peut gaillardement assassiner les assassins, violer les violeurs, escroquer les escrocs. Quel avocat leur conseillerait d'entamer un procès en diffamation du fond d'une prison ?
J'ai maintenu des liens avec la femme de l'assassin : elle était ma première affaire, moi sa première journaliste. Nous nous avons fini par nous attacher l'une à l'autre. Je sais que je cours le risque de déclencher l'opprobre de mes confrères : je revendique cette affection. Elle ne m'a pas empêchée d'écrire honnêtement sur elle, ni de me brouiller de temps en temps avec elle. Certaines personnes ont parfois le malheur de découvrir qu'un de leurs amis est un escroc. Moi, c'est l'inverse. Je découvre qu'un escroc peut devenir un ami. Par la suite, je n'ai pas résisté non plus à devenir l'amie d'un ex-braqueur, de plusieurs petits dealers, d'un ouvrier de chez Peugeot, d'une technicienne de Pôle emploi, de plusieurs agents secrets, de quelques femmes de ménage. J'espère que ce n'est pas fini.



VII - Grands reportages au Monde : quel est la littérarité d'un grand reportage ? Ces reportages pourraient-il être publié sous forme de livre comme Sur le quai de Ouistreham ?

Après 37 ans de prison, Philippe El Shennawy a décidé de se laisser mourir
LE MONDE | 16.07.2012 à 14h10 • Mis à jour le 18.07.2012 à 14h51 |
Par Florence Aubenas

A la maison centrale de Poissy, dans la salle des parloirs, Philippe El Shennawy se demande s'il n'a pas une trop sale tête avec ses 17 kilos en moins. Ça va faire deux mois maintenant que le prisonnier a décidé de ne plus manger, mais il préférerait être foudroyé sur place que de laisser entrevoir sa fatigue, devoir s'allonger devant un visiteur ou se mettre à raconter sa vie, voire - pire - à l'excuser.
Alors, cet homme qui a vécu trente-sept années en prison et déterminé aujourd'hui à mourir, s'avance debout au parloir avec un très grand sourire, l'air d'être au paradis.
C'est dimanche matin, l'heure des visites à la prison de Poissy (Yvelines). A l'autre bout de la salle, les surveillants font entrer les familles, les amis. Chacun cherche des yeux celui qu'il vient voir, puis s'enferme presque aussitôt avec lui dans un des box, serrés en rang le long des murs. Au milieu, reste l'espace d'un couloir, où une petite fille blonde court en criant.

IL N'Y A QU'UNE RÈGLE, CELLE DE LA DIRECTION
Derrière les portes closes, le brouhaha des conversations commence à monter. A vrai dire, il ne redescend jamais et Philippe El Shennawy doit hausser la voix pour me proposer en entrant dans notre box : "Prenez le canapé." C'est une banquette minuscule qui mange presque tout l'espace. Une chaise occupe le reste.
A Poissy, on a plutôt de la chance, paraît-il : les visites durent deux heures. Ailleurs, elles peuvent être de trente minutes. Il n'y a pas de règle, ou plutôt si, une seule : celle de la direction. Entre les murs de son établissement, chacune bat sa propre monnaie, sans compte à rendre, décidant de tout ou presque : celui qui a le droit de travailler et celui qui ne l'a pas, ou le nombre de livres autorisé en cellule.
Philippe El Shennawy balaye tout ça d'un geste. Sa grève de la faim ? Ses raisons de la faire ? "Vous aimez les tableaux de Caravage ?", il répond. Belle gueule, nez aquilin, il a surtout gardé, à presque 60 ans, quelque chose du gamin resplendissant qu'il était en 1977, devant la cour d'assises à Paris.
C'était l'époque des grands voyous et des grands flics. Aux assises, ils sont cinq à comparaître, mais on n'en voit que deux : intelligents, drôles, lunettes de soleil Ray-Ban et costumes élégants. Ils plaisent. Ils en ont l'habitude. Ils ne le cachent pas. Le braquage dont ils sont accusés a sidéré le pays : deux hommes cagoulés ont pris en otage les employés d'une banque, en plein Paris, avenue de Breteuil.

PERPÉTUITÉ
L'opération est une des premières confiées à la brigade de répression du banditisme, tout juste créée par le légendaire commissaire Broussard. Elle vire à l'humiliation : les bandits ont réussi à s'enfuir avec les 6 millions de francs de rançon.
Les deux garçons aux Ray-Ban sont arrêtés quelques jours plus tard, sur dénonciation d'un concierge. Ils nient. Devant les assises, le commissaire Broussard ne compte pas laisser l'affaire lui échapper une seconde fois. Sa déposition les massacre. Certains journaux leur trouvent un surnom, "les fauves". Et eux deux, qui continuent à parader dans le box, semblent les seuls à ne pas s'en inquiéter.
L'un tient un alibi : Philippe El Shennawy, franco-égyptien, affirme qu'il était à son consulat ce jour-là. Or, s'il est prouvé que l'un ne l'a pas fait, ils s'en sortiront tous les deux, pensent-ils. Ils vont être acquittés, ils en sont sûrs. Ils ont 21 ans et ne voient pas pourquoi la vie ne serait pas à eux, tout de suite. Il n'y a pas eu de mort, mais les jurés songent un instant à la peine capitale. Finalement, ce sera perpétuité.
Trente-sept ans plus tard, Philippe El Shennawy est toujours en détention, avec sur son dossier les mentions "grand banditisme" et "détenu particulièrement signalé" (DPS) comme au premier jour de son arrestation. Parfois, au détour d'un article, resurgit le surnom "les fauves".

"PEINE D'ÉLIMINATION"
Durant tout ce périple carcéral, un des plus effrayants de France, Philippe El Shennawy n'a cessé de répéter qu'il n'était pas ce personnage-là et des experts psychiatriques - qui l'ont vu en détention - estiment que c'est précisément ce qui l'a fait tenir : ne jamais laisser sa "propre personnalité au vestiaire", ni renoncer à l'espoir de sortir.
Le 18 mai 2012, des magistrats ont fixé la date à laquelle Philippe El Shennawy sera finalement libre : le 14 août 2032. Ce type de sanction porte un nom, "peine d'élimination". Elle vise à mettre quelqu'un définitivement à l'écart de la société et lui signifie : vous ne sortirez jamais. C'est alors que Philippe El Shennawy a arrêté de manger.
Dans le parloir de Poissy, il semble épuisé d'un coup, les yeux ailleurs. Il parle de choses très lointaines, comme si c'étaient les seules qui lui importaient désormais. L'Egypte, par exemple, avec l'immeuble appelé El-Shennawy, des champs de coton appelés El-Shennawy et un village appelé El-Shennawy.
Il est né là, élève brillant chez les frères franciscains, éduqué par sa grand-mère pour assurer la succession. Père chirurgien-dentiste. Mère française, Yvonne, rencontrée à Paris pendant les études. L'histoire semble tracée en lettres d'or, quand, après les vacances à Royan (Charente-Maritime), Yvonne décide une année de ne pas rentrer en Egypte avec les quatre enfants. Assez vite, elle demande à Philippe de prendre la famille en charge. Il a 15 ans, peut être.

Il tourne entre Ménilmontant et le quai de Jemmapes, avec une bande de garçons et une fille dont ils sont tous amoureux. Ils cambriolent des banques du quartier, c'est-à-dire qu'ils poussent la porte et prennent l'argent avec une arme. Ils trouvent ça si facile, qu'ils attaquent parfois trois fois de suite la même agence. Puis, ils achètent des voitures de luxe, qu'ils n'ont même pas l'idée de voler.
Quai de Jemmapes, Martine remarque le garçon dans la brasserie où elle déjeune, entre apprentis-coiffeuses. Elle se dit : "Un émir." Puis cherche un mot pour ce qu'elle ressent. N'en trouve qu'un : le coup de foudre. Martine a toujours eu du chic. Elle le gardera même au parloir pendant toutes ces années. Au début, les surveillants la croient avocate.
"Quand ils comprennent que je suis femme de détenu, le ton change." Parfois, les humiliations commencent. Protester, c'est risquer la suppression de permis de visite. En prison, Philippe la prévient : "Mon métier, c'est voleur."
Le statut de "détenu particulièrement signalé" ne permet pas grand-chose, ni travail ni études. Quand la pression se relâche un peu, Philippe El Shennawy se jette sur tout ce qu'il peut, le baccalauréat, une licence d'histoire, deux diplômes d'informatique - sa passion -, l'histoire de l'art, un CAP pâtisserie, descendre les poubelles.
Les rapports relèvent une intelligence et une culture hors du commun. En 1987, il est détenu à Saint-Maur (Indre) quand éclate une mutinerie. Son intervention, héroïque, "a évité un bain de sang", signale un conseiller de probation.

"IL EST DANGEREUX, ON VOUS L'AVAIT BIEN DIT"
En 1990, au bout de quinze ans, Philippe El Shennawy finit par sortir en conditionnelle. Il s'installe en Corse avec Martine, parce qu'il est interdit de séjour à Paris. Il y revient quand même, un week-end. Des cartes bleues volées sont découvertes chez lui. On lui met sur le dos un braquage de fourgon, trois morts.
Une petite musique va se mettre en marche, qui ne s'arrêtera plus : "Il est dangereux, on vous l'avait bien dit." Sa conditionnelle est révoquée d'un coup : il repart pour quinze nouvelles années de détention, plus quatre pour les cartes bleues et deux pour la virée à Paris. Quant au fourgon, Philippe El Shennawy est innocenté, mais qui s'en souvient à part lui ? "L'administration pénitentiaire, c'est comme le casino : à la fin, c'est toujours elle qui gagne", dit un ancien de l'institution.
La parenthèse corse aura duré un an et demi. Que dire des deux décennies qui vont suivre ? Chaînes au pied au moindre déplacement, même à l'hôpital. Hélicoptères et escorte en cagoule dès qu'il paraît en public. Sa vie se met à ressembler à une série de chiffres et de calculs, dix-huit établissements différents, vingt ans à l'isolement où même les couloirs de prison sont vidés quand le détenu doit les emprunter.
Lui se lance dans une grève de la faim pour une machine à écrire ou un ordinateur. Fait condamner la France devant la Cour européenne des droits de l'homme quand il subit jusqu'à huit fouilles à nu par jour. Il passe cinq ans en psychiatrie aussi, sous médicaments, où il ne reconnaît plus rien ni personne, sauf Martine, à son odeur. C'est de l'unité psychiatrique de Montfavet (Vaucluse) que Philippe El Shennawy s'échappe en 2004, sa deuxième évasion.
"Il s'est traîné dehors comme un animal épuisé", raconte un infirmier. Il se souvient de ce prisonnier au visage ravagé de tics, articulant à peine, trente kilos de plus, mais gardant cette "capacité à subjuguer les gens" et qui dit s'enfuir "pour ne pas finir légume".

Il est repris après onze mois, et le procès de son évasion à Avignon se transforme en celui de la prison et de l'indignité des longues peines, raconte Philippe Van Der Meulen, son avocat alors. Et, cette fois, Philippe El Shennawy gagne. Verdict : deux ans, le minimum.
Dans la nuit, le prisonnier écrit à la magistrate qui l'a jugé : "Je me suis présenté devant vous pas toujours sympathique, avec mes défauts et parfois mes qualités, en vous disant ma vérité. Votre cour vient de me rendre justice après trente ans d'horreur indicible. Vous avez décrété que je n'étais pas un scélérat, votre verdict me sort du monde du mépris où une autre cour m'avait plongé dans l'affaire de la rue de Breteuil (...). C'est la reconnaissance de ce que je suis et n'ai jamais cessé d'être."
A ce moment du récit, devrait apparaître le mot "fin" et jouer les violons. Mais c'est la petite musique qui se met à retentir. Vous vous souvenez ? "Cet homme est dangereux, on vous l'avait bien dit..." Un cambriolage - pendant sa cavale - le rattrape. Le parquet fait appel : les deux ans pour son évasion en deviennent seize. Puis tombe la fin de sa peine, 2032. Et les calculs recommencent.
A cette date, Philippe El Shennawy aura effectué une condamnation de cinquante-sept ans de prison, sans avoir jamais tué personne.

Virginie Bianchi, son avocate actuelle, a demandé le relèvement de sa période de sûreté qui permettrait une conditionnelle. A la prison de Poissy, l'affaire est prise très au sérieux : pour la première fois en trente-deux ans, son statut de DPS a été levé début juillet. Philippe El Shennawy ne mange toujours pas.
Un haut-parleur annonce la fin de la visite. On a parlé de littérature, d'informatique. "Je ne vais pas vous embêter avec le reste. Je n'ai plus le temps." Il sourit à nouveau, comme s'il tenait la mort, sa dernière liberté, enlacée contre lui.



Vivre et mourir, au rythme des combats, dans les rues d'Alep
LE MONDE | 28.12.2012 à 15h57 |
Par Florence Aubenas - Alep (Syrie), envoyée spéciale


Un type nettoie sa kalachnikov et un autre, à côté de lui, épluche l'ail pour la soupe. Il a posé à ses pieds son revolver et son tricot entamé, avec les aiguilles plantées dedans : c'est une écharpe rayée aux couleurs de la rébellion. Un petit feu éclaire les parois de la casemate, qui était, il y a quelques mois encore, une boutique de "souvenirs orientaux et folkloriques" dans la vieille ville d'Alep. La ligne de front zigzague quelques centaines de mètres plus haut à travers les ruelles du souk.
Un avion passe. Le type à la kalachnikov s'étonne. Ça bombardait moins depuis quelques jours. Pourquoi ? Chacun a ses explications, multiples et volatiles. De gros combats mobiliseraient ailleurs les forces du régime, à Damas et Hama. Peut-être que les défenses anti-aériennes, dont l'armée rebelle a enfin pu s'équiper, découragent aussi les décollages.
L'autre homme, qui a repris son tricot, annonce que deux roquettes viennent de tuer 18 personnes du côté de l'aéroport. Le régime tombera, ça fait peu de doutes ici. Mais on a tantôt l'impression que les combats vont durer encore une éternité et tantôt qu'il n'y en a plus que pour une minute. Cela fait six mois que l'Armée syrienne libre (ASL) est entrée dans Alep, dont elle contrôle un peu plus de la moitié. Ces jours-ci, on y vit et on y meurt à l'heure des incertitudes, des alliances qui se nouent et se dénouent ou des convictions qui basculent.
UN GRAFFITI ANNONCE : "BACHAR EST MON DIEU"
"Dans ce souk, on vendait toutes les richesses possibles, des tapis, des diamants, des antiquités", se rengorge un électricien. "Vous êtes au cœur de la belle Alep, capitale économique de Syrie." Il est assis sur son canapé dans une pénombre glaciale, coiffé d'un sac en plastique noué sur la tête. Il fait des mines pour s'excuser : "Je crains l'humidité." Comme dans toute la ville, le courant a sauté depuis deux mois, plus de chauffage, un peu d'eau mais pas souvent. On entend un obus de mortier tomber juste derrière. L'électricien n'ose plus circuler dans son propre appartement depuis que les deux pièces du fond ont été dévastées par les combats.
Par la fenêtre, un graffiti annonce, sur le mur d'en face : "Bachar est mon Dieu". L'homme tempère : ce n'est pas qu'on aimait vraiment Bachar dans le quartier, mais on n'aimait surtout pas les ennuis. Lui-même avait été arrêté par les forces de sécurité du régime, il y a huit ans, en allant acheter des sous-vêtements. On l'avait battu quelques jours, puis libéré contre des "aveux" dans lesquels il reconnaissait être un terroriste, et un billet de 50 dollars glissé sous la table. L'aventure l'avait plutôt conforté dans l'idée qu'au pays des Assad, il fallait être bien sot pour se mêler d'autre chose que de ses affaires.

Le 20 juillet 2012, tout le quartier, ou presque, a regardé les rebelles entrer en ville avec une sorte de stupéfaction. Qui étaient ces gens des campagnes, qui prétendaient venir les libérer avec leurs claquettes et leurs kalachnikovs d'occasion, eux les habitants d'Alep si fiers de leur teint blanc ? L'électricien avait fui, comme tout le monde, persuadé que c'était l'affaire d'une semaine. Au bout de deux mois, l'exil en Egypte avait dévoré ses économies. Et le voila de retour dans son petit bout de souk désert, où n'habitent plus que sept familles sous le contrôle de l'ASL.
De l'autre côté de la ligne de front, les tireurs embusqués du régime leur envoient des messages : "si vous traversez, on vous tue". L'électricien a essayé une fois de passer officiellement un check-point. "On m'a regardé comme un animal parce que je vis de ce côté-ci : je n'étais plus un des leurs." Alors, il s'est résolu à frayer avec les rebelles. "Ici, on a une katiba [unité combattante] correcte, c'est-à-dire qu'elle ne vole pas." Au-dessus du canapé, l'horloge fait soudain sursauter, sonnant avec un bruit de coucou suisse au milieu des tirs en rafales. Il est 15 heures. On se croirait en pleine nuit.

UNE SOCIÉTÉ ENTIÈRE PÉTRIE DE DÉFIANCE
Dans la partie de la ville tenue par les rebelles, les ordures s'amassent un peu partout en tas impressionnants, où fourragent des gamins et des moutons à longs poils. Un groupe indistinct s'est endormi, hommes, femmes, enfants roulés ensemble dans une couverture, comme une portée de chats dans le hall d'un immeuble démoli. L'état de guerre a mélangé les cartes, les gens, les genres.

Plus personne ne semble exercer son véritable métier. Sur une caisse renversée, un tailleur vend des bougies. Un informaticien en uniforme de l'armée rebelle contrôle les voitures. Dans un jardin public, un mécanicien grimpe dans les arbres pour en faire du bois de chauffage. Un conducteur de bus public, dont plus aucun ne fonctionne, vend hors de prix de l'essence turque de contrebande.
Chaque quartier a commencé à s'organiser en "conseil civil", par voisinage, cousinage, réseautage, basés sur des relations de proximité où chacun doit avant tout connaître l'autre et en répondre, comme si quarante ans de dictature avaient pétri de défiance une société entière. Cela engendre des réalités différentes, parfois contradictoires, comme autant de petites républiques indépendantes qui cohabitent, sans lien entre elles, ni même de volonté d'en tisser.
A Salaheddine, par exemple, c'est Abou Nazer, un gros garçon timide de 38 ans, qui a été choisi pour diriger le conseil. Il est directeur des ventes dans une usine de cosmétique de l'immense zone industrielle autour d'Alep, "ville réputée pour son bon goût et son industrie de la mode", dit-il. Son produit vedette était la teinture. "Blonde, bien sûr. Quelle femme ne rêve pas d'être blonde ?" L'usine est aujourd'hui arrêtée, comme 90 % d'entre elles. Une trentaine de bénévoles s'activent devant l'unique benne à ordures. Seul le responsable du nettoyage faisait partie de l'équipe précédente, du temps de Bachar. Tous les autres se sont enfuis. "Pas sûr qu'ils oseront revenir, soutient un bénévole. Trop corrompus : il fallait donner un bakchich pour tout. Nous, on va construire un monde nouveau."

"AVEC BACHAR, LES ENFANTS SONT HEUREUX"
Dans un immeuble de Tarik Al-Bab, quartier tranquille, ça râle en douce en voyant un rebelle grimper dans les étages. "Qu'est-ce qu'il vient faire ici, celui-là ? Le bâtiment va se faire bombarder à cause de lui." Le soldat n'est pas dupe : "Les gens nous font des sourires par-devant, mais la moitié du quartier attend que Bachar revienne."
A l'école Mustapha Al-Aissa, un groupe de professeurs a dû négocier longuement le départ des soldats des bâtiments, qu'ils avaient annexés en caserne, comme souvent. Depuis un mois, 550 élèves sont inscrits en primaire mais Abou Laai, le directeur, 22 ans, refuse de prendre plus de 200 écoliers. "Au moins, le massacre sera limité s'il y a un bombardement." Abou Laai se laisse stoïquement interroger sur le système scolaire.

Oui, l'éducation est un des piliers du régime de Damas et tous les livrets portent, sous une photo du président, l'inscription : "Avec Bachar, les enfants sont heureux". Oui, certains enseignants – pas tous – demandent aux écoliers de dénoncer leurs parents, par exemple s'ils regardent des chaînes de télé étrangères. Oui, il faudrait tout changer, jusqu'aux manuels scolaires. Et aussitôt il précise : "De toute façon, les livres, on les brûle." Sont-ils mauvais à ce point ? Et là, soudain, son joli visage d'enfant modèle se fronce. Il n'en peut plus de ces questions "qui ne sont pas les vraies questions pour nous maintenant" : les livres sont mauvais, certes, mais on ne les brûle pas à cause de ça. On les brûle pour se chauffer.
A l'étage en dessous, une trentaine de gamins scandent : "Hello, my friend" dans une pièce si sombre qu'on n'arrive pas à lire au tableau. Ceux qui ont un manteau ne l'ont pas retiré, la plupart sont pieds nus dans leurs chaussures. Le mois dernier, un donateur du quartier a offert 1 000 dollars. "On n'a pas acheté de cahier, mais du lait parce qu'aucun enfant n'a de quoi manger avant de venir." Certains ont la gale, tous des poux et de plus en plus la leishmaniose, qui avait été éradiquée. Au lieu de prendre un nouveau prof, Abou Laai préférerait une infirmière.

LES "MARTYRS", UN JEU DE COURS DE RÉCRÉATION
Sous le porche, deux gamins trafiquent des munitions comme des billes et jouent aux "martyrs", la nouvelle mode des cours de récréation qui consiste à s'écrouler à terre, comme fauchés au combat en s'écriant "Allah akbar".
La réouverture de l'école Mustapha Al-Aissa s'inscrit dans une initiative privée, fédérant déjà une cinquantaine de profs dans douze établissements. Ils tiennent réunion plusieurs fois par semaine, les femmes doivent porter un foulard pour y assister. "Il y a deux ans, le régime de Bachar a chassé toutes les enseignantes avec un voile. Nous voulons dire aujourd'hui à ces femmes : 'nous sommes avec vous'", dit le coordonnateur du projet. Il a appelé son organisation "La ligue de charité sunnite" et annonce d'emblée : "Je sais qu'on nous prend pour des islamistes."
Comme partout, le problème du financement s'est posé très vite et là encore, chacun fait ce qu'il peut. Pour son réseau d'école, "La ligue de charité sunnite" a essayé de faire le tour des ONG et des institutions. Toutes ont décliné, sauf une : le front Al-Nousra.

C'est le nom sur lequel tout le monde bute aujourd'hui en Syrie : personne n'arrive à définir véritablement la réalité qu'il recouvre, les journalistes ne sont pas les bienvenus et les Etats-Unis viennent de le classer sur la liste des organisations terroristes. Le phénomène a surgi, il y a un an, très rapidement, sous forme d'une katiba de combattants aguerris, à la fois étrangers et syriens, prônant un islam assez radical pour attirer des fonds notamment d'Arabie Saoudite et du Qatar.
La grande majorité des rebelles syriens s'en sont longtemps ouvertement défié, défendant leur "révolution". "Mais au bout d'un moment, on n'a plus eu le choix", estime un commandant de l'ASL. "On avait commencé à se battre avec une kalachnikov pour deux soldats. Puis une pour dix et à la fin, on n'avait plus de munitions." Alors qu'aucun pays ni institution n'acceptent de se mouiller pour ces rebelles exsangues, Jabat Al-Nousra distribue de l'argent, vite et beaucoup. "Aujourd'hui, la nouveauté est que le Front Al-Nousra n'applique plus seulement cette stratégie dans le domaine militaire, mais aussi dans toute la société civile", reprend un professeur.

"LA SOLITUDE AU CŒUR DU CHAOS"
Dans la boutique d'un charpentier, une distribution alimentaire s'organise quand les portables se mettent soudain à sonner en même temps. C'est un message, comme le gouvernement en envoie régulièrement à tous les abonnés du réseau syrien en les ciblant par région : "Peuple d'Alep, les terroristes sont parmi vous. Si vous ne les combattez pas, vous serez bombardés. L'armée est forte."
Cela fait rire Moustapha, un traducteur d'anglais, venu proposer de l'aide. Lui aussi, il y a quelques mois, a essayé de lancer un "appel pour Alep", en contactant des dizaines d'ONG internationales par Internet. Il a rencontré "la solitude au cœur du chaos", dit-il. People in need, petite structure tchèque, a été la seule à répondre, envoyant 5 000 dollars et 50 tonnes de farine allemande. Selon Moustapha, c'est l'unique association internationale ayant une antenne en ville. Ce jour-là, il y a 300 colis à donner pour 3 000 familles. Alors, il faut choisir, ou essayer. "Quand est-ce que tes enfants ont mangé pour la dernière fois ?" demande un bénévole.


Dans la file, une femme ne répond pas. Elle a honte. Plus tard, pour la Syrie, elle voudrait un Etat "qui ait quelque chose à voir avec Dieu". Quoi exactement, elle ne sait pas, mais "qu'est-ce que les partis comme en Europe ou Bachar nous apportent de bon ?". On demande au bénévole si la situation aujourd'hui à Alep pourrait préfigurer la Syrie future avec ces poussées de religion à travers la société. Il hausse les épaules. "On le sait de moins en moins. On vit ici dans une autre dimension."
18 heures. Bientôt le moment de se coucher. "Que faire d'autre ?", rit un étudiant devant La fleur d'Alep, le meilleur kebab de la ville, qui fournit "tout ce qui est bon, même une épouse". Et l'étudiant ajoute : "Rendez-moi au moins Facebook et ma fiancée, qui vit de l'autre coté de la ligne de front."
Les bombardements ont repris sur le "quartier de la jeunesse", un programme résidentiel que le régime venait de construire pour ses cadres et ses privilégiés. Avec les combats, ils ont fui et des réfugiés s'y sont installés. Des premiers habitants, il ne reste qu'une seule famille à qui personne ne rend visite. On les aperçoit seulement quand les avions de combat arrivent : alors, une main sort à la fenêtre et agite un drapeau blanc.
Plus bas, dans le quartier de Salaheddine, cinq enfants sont assis face à un poêle éteint. Pour les invités, on s'ingénie à vouloir offrir un café : une femme allume un feu sur le palier. L'eau met un temps infini à chauffer. La pièce est vide, tout ce qui a pu être vendu l'a été, y compris un balai presque neuf à poils roses. Reste la télé, recouverte d'un voile de dentelle, noué par des rubans rouges. "Qui achète une télé quand il n'y a plus d'électricité ?", sourit le mari. On demande des nouvelles d'un voisin. Il est mort. Et cet autre ? Non, lui n'est pas mort. Blessé. On se félicite.
Le père raconte qu'ils se sont d'abord enfuis chez des proches, dans la région d'Idlib. Là-bas aussi, ça bombarde, au point que les rebelles doivent parfois se replier, ce qui n'arrive pas ici. Alors "des soldats de l'armée régulière se déploient dans les rues, entrent dans les maisons où ils peuvent, au hasard, et tuent les gens, parfois au couteau". Tout le monde s'enfuit, pourchassé par un hélicoptère. Cela dure quelques heures, puis l'A SL revient.
Le père affirme qu'en un mois ils ont vécu trois fois de telles offensives. Personne n'en parle ni ne sait vraiment ce qui se passe là-bas : la zone - comme tant d'autres en Syrie - est inaccessible pour les journalistes. Le père balaie de la main la pièce nue, les rues presque entièrement démolies et baptisées "le quartier martyr d'Alep". Soupir d'aise : "Ici, on est mieux." Une vingtaine de familles sont déjà revenues à Salaheddine. D'autres ont annoncé qu'elles arrivaient.