mercredi 9 mars 2016

Cours 20 Debray et la médiologie du papier

"Les proverbes, pourrait-on dire, sont les ruines qui marquent l'emplacement d'anciens récits, et dans lesquelles une morale s'enroule autour d'une posture comme du lierre autour d'un pan de mur."
Walter Benjamin, "le conteur", Oeuvres III, Paris, Gallimard, p. 150

Interview de Frédéric Chevassus par Élisabeth Xiong  (熊心沂)


I - Entretien fort riche avec Frédéric Chevassus (à transformer en portrait d'une heure : qui s'en charge ? Moi...). Voici quelques-unes des idées échangées.

La rencontre avec l'architecte Frédéric Chevassus était riche d'enseignement. Nous pouvons retenir plusieurs aspects de son discours qui montrent comment son savoir est inscrit dans l'expérience. Mine de rien, la thèse principale du médiologue selon laquelle ce sont les institutions (OM : Organisation Matérialisée) et les techniques (MO : Matière Ouvragée) qui pèsent sur l'existence des formes esthétiques et culturelles est confirmée par cet entretien.

Frédéric Chevassus est un architecte DPLG (diplômé par le gouvernement). Son agence nécessite une licence professionnelle (建築師執照 / 建築師證書). Faute de diplôme taïwanais, il doit faire appel aux services d'une agence taïwanaise.

La forme de la ville, la forme du bâti urbain n'est pas selon lui le simple produit de l'imagination d'un architecte. Pour l'analyser, il faut prendre en compte une série de facteurs universels. Il en donne quatre : l'économie, la législation, la technologie et la culture.


L'ordre de ces facteurs varient en fonction des pays. À Taiwan, le facteur économique a longtemps primé (ce n'est plus toujours le cas). L'immobilier a été le premier moyen d'enrichissement (attribution des terrains, possibilité de construction) et cela compte dans la physionomie de la ville. La législation est très pauvre et peu structurée à Taiwan, ce qui explique une relative anarchie de l'habitat... En revanche, la technologie, contrairement aux critiques malveillantes, est très fiable car les permis de construire reposent sur un permis de structures qui offrent d'excellentes garanties. (délivré par le Ministère de l'intérieur : 內政部). Quant à la culture, la physionomie de la ville dépend de l'histoire de ses habitants évidemment.

1 ° économie : Il donne plusieurs exemples du primat de l'économique sur les autres facteurs. Le carrelage en façade qui a tendance à se décoller en provoquant des accidents est directement lié à la nécessité d'utiliser des produits bon marché. Les colles employées de mauvaise qualité n'étaient pas destinées non plus à résister au temps. D'une part, les constructeurs ne sont pas des philanthropes. Il s'agit de maximiser les profits en minimisant les coûts. D'autre part, le bâti de Taiwan illustre la prise de conscience tardive d'une grande part des Taïwanais issus de l'immigration de 47 (dit "外省人") que leur présence sur l'île était pérenne.
La corruption est un état d'esprit qui date de la loi martiale. Il ne s'agit pas de dessous de table. mais le cadastre n'étant pas remembré, il faut obtenir de nombreux permis de construire... Par ailleurs il y a des bulles immobilières créées artificiellement par des agences qui se refilent des appartements pour faire monter le prix du ping. Ils s'arrangent pour obtenir un bon coefficient du sol, faire un immeuble de quinze étage et assurer un maximum de plue-value. On obtient ainsi des blocs résidentiels de haut-standing, hyper protégés, sortes de Fort Alamo sans boutique autour, ce qui tue les îlots...

2° législation : Aussi l'architecte est-il particulièrement attentif au rapport entre cadastre et architecture. Dans les campagnes, certaines parcelles de rizières ont été rachetées et transformées en terrain à construire. Si bien qu'il est fréquent d'observer des bâtiments épousant l'ancienne parcelle de rizière, profonde d'une trentaine de mètres de profondeur. Dans les villes, la lisibilité est moins évidente, car les constructeurs/promoteurs ont cherché à réunir des parcelles pour augmenter leur coefficient d'occupation du sol et permettre d'élever des constructions plus hautes. Mais il y a malgré tout des phénomènes insolites. En vingt ans l'espace urbain a été multiplié par deux ou par trois. La ville a envahi progressivement la campagne, détruisant les édifices mais pas toujours les arbres (à Taiwan on répugne à couper les arbres). Si bien qu'il n'est pas rare de rencontrer un palmier anachronique dans le paysage urbain.

Taiwan se caractérise par une densité très forte qui ne se rencontre pas à Paris. Tandis qu'en France l'encadrement juridique est très développé, à Taiwan il est presque inexistant. Si bien que le rapport à la mitoyenneté n'est pas le même. On peut facilement regarder chez le voisin. La France est beaucoup plus procédurière. "Je peux citer quelques litiges relatifs au permis de construire mais c'est rare". La corruption est essentiellement liée à cette absence de repères juridiques... Il ne s'agit pas de "dessous de table" mais plutôt d'"arrangements à l'amiable".

La physionomie de la ville est marquée par l'empreinte de l'institution. Si certains bâtiments japonais ont subsisté, c'est parce qu'une loi, encore en vigueur, a imposé la sauvegarde des bâtiments japonais dans les années 90 (loi sur la protection du patrimoine culturelle  de 1982 : 文化資產保存法 ?à ce moment l'identité taïwanaise passait par la reconnaissance du patrimoine japonais. D'où la sauvegarde de l'auditorium japonais (?).

3° technologie : À Taiwan, la législation n'impose pas de DTU (document technique unifié) comme en France.. Il n'y a pas d’obligation d’assurance… 

Le carrelage qui couvre les façades ressort surtout de considérations économiques (faire un maximum de profit pour un coût minimum) mais les matériaux sont fondamentaux, surtout dans une zone sismique comme celle de Taiwan. 


C’est pour ça que je fais de l’architecture commerciale, pour éviter d’être confronté à ces gros problèmes de responsabilité difficiles à accepter. 

Le rôle des ingénieurs est fondamental. Les "ingénieurs structure" sont spécialisés dans la structure (acier béton-bois). D’autres sont spécialisés dans l'électricité-hydraulique, d'autres dans la sécurité incendie…

À l'égard du cas de l'effondrement de l'immeuble à Tainan, il vaut mieux être prudent et ne pas suivre les journaux prompts au scandale. S'il y a des responsabilités, seule une commission d'enquête est habilitée à les établir. Les tremblements de terre, ce sont des phénomènes qui nous dépassent.

Pas de DTU, en revanche, on requiert un dossier de dessins très complet.   


4 ° la culture : La ville est en apparence très fonctionnelle, militaire.  C'est à la fois une ville-damier et une ville-Casbah. Même si l'architecture de la ville n'est pas grandiloquente, elle ne manque pas de sensualité. Contrairement à la France très laïque, Taiwan est une société très religieuse. Il faut prendre en compte le cahier des charges dont une partie des données est établie par un maître de 風水 (souvent mieux rémunéré que l'architecte). Dans un chantier de démolition, on fait d'abord appel à lui pour éloigner les esprits. Une salle de conférence ne peut être du côté du tigre, pour éviter la discorde, etc. La présence japonaise est aussi culturellement très forte (même s'il ne faut pas trop en parler). Il suffit de feuilleter les pages des magazines d'architecture pour s'en rendre compte. La pièce aux tatamis est très fréquente dans les intérieurs cossus.

Nous n'en avons pas fini avec l'urbanisme... Nous en reparlerons avec compagnie de Carton Chen, Campanario et Olivier Mongin.


II -  La forme du Néo Cheng-yu : Du point de vue médiologique, on peut définir le cheng yu comme une sorte de "poésie patrimoniale". Il est extrêmement difficile, sinon impossible, de formuler sérieusement un Cheng yu  qui puisse enrichir l'enseignement moral. Car on a l'impression que la tradition si vaste des aphorismes (pas seulement chinois) a couvert à peu près tous les cas de figure moraux. Essayons tout de même d'en écrire quelques-uns en nous inspirant du discours et de l'expérience de Frédéric Chevassus, pour le jeu... 

Exercice : Concours de néo-cheng-yu 

Voici par exemple quelques néo cheng yu potentiels à portée médiologique.  Traduire l'idée suivante en caractères :

À propos de l'enseignement que l'architecte tire de la fréquentation des ingénieurs, ouvriers, artisans et maître d'oeuvre.

  • "Si tu veux connaître la culture, étudie la technique" : 熟藝識事 (Elisabeth)

À propos de la multiplication par deux ou trois de la superficie des villes :

  • "Le palmier anachronique conte l'histoire de la cité": ...........................................
  • "Le palmier anachronique en sait long sur la ville": ...........................................

À propos de la nécessité de faire preuve de souplesse face à des pratiques qu'on pourrait considérer comme déraisonnables du point de vue architectural.

  • "Surfer sur le fengshui, fermer les fenêtres cartésiennes" 灠風水 作繭縛 (David)
(Le premier caractère chinois 灠 se traduit littéralement comme surfer naviguer sur ou étudier. Quant aux trois dernièrs caractères, sont empruntés au cheng yu  作繭自縛 qui fait référence aux vers à soie enfermés dans leurs cocons. Autrement dit "se renfermer dans sa tour d'ivoire en refusant les idées nouvelles)

À propos de l'impossibilité de maîtriser les phénomènes sismiques... 

  • "Surfer sur le fengshui n'empêche pas tout le tremblement" : "風水難防地牛翻" (Élisabeth)
(難nan防fang: difficile d'empêcher... ; 地 di 牛 niu : le tremblement de terre, on dit aussi en chinois "地 di 牛 niu 翻 fan 身 shen" pour décrire le tremblement de terre)

À propos de l'anecdote sur le concours pour créer l'institut d’agronomie de 新竹. Un architecte français fait équipe avec un architecte taïwanais, l'architecte français s'efforce de faire le projet le plus original. Plus il s'efforce de paraître original, moins bien il fait. Son ami lui fait remarquer : "On va copier sur quoi maintenant ?". Paradoxe : on peut faire un design nouveau à condition qu'on l'ait déjà vu ailleurs ! Car l'originalité "apporter une nouvelle pierre à l'édifice de la création" ne vaut pas le principe de la "répétition du modèle". Le système de production est dans le fondement pas dans l'apparence.????????????


  • "Copier la perfection du modèle ou apporter une nouvelle pierre à l'édifice" : ..................................






III -  Extrait des cahiers de Médiologie, n°4,  Pierre-Marc de Biasi "le papier, fragile support de l'essentiel".


1 - p. 567 : "la réalité du papier disparaît derrière le symbole, le texte, la représentation ou la signe dont il est porteur" :

2 - p. 568 : "le papier est la substance même de la mémoire. L'essentiel de notre tradition historique, scientifique et culturelle repose sur ce fragile support. Or pour plus d'un siècle d'histoire ce patrimoine est en péril : la plupart des imprimés produits sur papier de bois industriel sont rongés par l'acide et promis à une irréversible désintégration matérielle".

3 - p. 568 : "Cet océan de papier qu'on appelle le patrimoine est en passe de submerger les bibliothèque et de faire exploser toute capacité matérielle de conservation"

Cai-lun et l'histoire du papier en Europe. 

4 - p. 569 : "l'idée d'un papier de chiffon "européen" est une fiction eurocentriste dont l'origine invisible relève d'une ruse de l'histoire : une opportunité matérielle qui a été ressentie comme un miracle"

5 - p 571 : "Demeuré rare et cher pendant sept siècles, c'est-à-dire aussi longtemps qu'il est resté fabriqué feuille par feuille et dépendant d'une matière première très sophistiquée (les chiffons de lin, de chanvre et de coton), il est devenu, depuis un peu plus d'une siècle, un produit de large consommation, élaboré à grande vitesse dans des installations superpuissances à partir de ressources végétales pratiquement inépuisables".

Questions  (essor du numérique/papier, production/conservation, environnement/consommation de papier, etc.) :
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Extrait des cahiers de Médiologie, n°4,  François Gaillard, "Pulp Story, ou Balzac médiologue"

- l'essor du journalisme est associé à la découverte technique de la production massive du papier !

6 - p. 599 : "Jamais journal n'aura mieux mérité le noms de "papiers" qui a été celui des livraisons de la presse tout au long du XIXème siècle!"

- les "gens de lettres" en général ne portent guère d'intérêt à la production matérielle du papier. Mais l'essor du papier est lié à la naissance du journalisme et le journalisme aux fondements de la démocratie :

7 - p. 600 : " Balzac a vu. Il a vu qu'une ère nouvelle avait commencé, celle où "le souverain est partout sauf sur le trône"

8 - p. 601 : "la liberté est directement proportionnelle à la consommation de papier"


Questions  (essor du numérique/papier, production/conservation, environnement/consommation de papier, etc.) :
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IV -  Extrait du rapport pour le BIEF par Pierre-Yves Baubry.

V -  Prochaines interviews ?
- Carton Chen, le 18 mars. 1 h 30 à Beitou.
- Tanguy Lepesant : Début avril

VI - Nouveau texte à préparer… : 

- La condition urbaine d'Oliver Mongin
- Urban sketcher de Campanorio

à mettre en rapport avec le texte "sémiologie et urbanisme" de Roland Barthes que nous avions déjà lu.



VII - Questions pour Pierre Yves Baubry


(Recommandations : 1 Pensez à toujours demandez des exempels 2  Insistez sur les anecdotes et le récit d’expérience : toujours plus intéressant qu’une analyse abstraite qu’on peu obtenir par ailleurs)


0 - Pourriez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours professionnel ?


Première Partie (secteur editorial)


1 - Quel est votre lien avec le BIEF (Bureau International des Éditions Françaises) ?


2 - Vous dites que La foire Internationnale du livre est la plus important d’Asie. Peut-on considérer que Taiwan est un phare dans la région Asie-pacifique en matière d’édition ? Cette position, Taiwan la doit à sa capacité commerciale (pépinière de maison d’édition)  ou à son régime démocratique (auteur sinophones viennent publier à Taiwan parce qu’ils ne peuvent pas le faire dans leur propre pays) ? Exemples ?


3 - Vous signalez dans votre rapport que le secteur édictorial souffre d’une perte de vitesse (chute du nombre de titres en 2014 par rapport à 2013). Beaucoup de librairies par exemple sont contraintes de fermer. Comment intéprétez-vous ce problème à Taiwan ? Est-ce une fatalité selon vous ? Quel est l’avenir de l’édition taïwanaise ?


(facultatif) - La rumeur (démentie) concernant la fermeture de la librairie Eslite à Taiwan est révélatrice d’une certaine inquitéude à l’égard du secteur de l’édition. Cette inquiétude est-elle justifiée ?


4 - Partagez-vous en particulier le pessimisme des éditeurs à l’égard du secteur littéraire ? Comment lui permettre de survivre ? Est-ce la littérature taiwanaise qui est en danger ?  


5 - Taïwan, leader dans le domaine de l’informatique, résiste pourtant à l’emprise du numérique. Comment expliquez-vous ce phénomène paradoxal ?


Deuxième Partie (commercial)


6 - Dans votre rapport sur “L’édition à Taiwan”, vous mentionnez la publication de 41 598 titres en 2014 (ce qui représention plusieurs dizaines de millions d’exemplaires), c’est énorme ! Comment résoudre la question du stockage des livres ? Balzac avait déjà pressenti ce problème dans Les Illusions Perdues à travers son personnage David Sechard. L’inventeur avait deviné que le stockage des livres deviendrait un problème et cherchait une technique pour réduire l’épaisseur du papier afin de stocker plus de livres. Pensez-vous que la numérisation peut vraiment résoudre le problème ?


(facultatif) - À votre avis, la lecture sur écran ou smartphone et la lecture sur papier ont-ils des effets différents sur les lecteurs ? La lecture sur papier n’est-elle pas plus confortable ?


7 - Vous indiquez également l’absence de loi sur le prix unique du livre à Taiwan (grosse différence avec le système français). Quelles sont les conséquences sur le marché du livre?


(facultatif) - vous évoquez aussi la concurrence féroce au sein des résaux de vente.  Les grands éditeurs qui ont parfois aussi des sites de vente en lignes, condamnent-ils les petits éditeurs ?


8 - Matthieu Kolatte, traducteur de Hwang Chun-ming, constate un désintérêt progressif des éditeurs français à l’égard de Taiwan (Certains se concentrent sur la Chine, d’autres se tournent vers la Corée). Partagez-vous son diagnostique ?


9 - Dans votre rapport, vous dites “qu’un cinquième des titres publiés sont des traductions, et la majorité est japonaise, suivi par l’anglais et le coréen” Comment expliquez-vous cette hiérarchie ?


10 - Expérience : Sur votre blog Lettre de Taiwan, il y a plusieurs rubriques (auteurs, traducteurs, libraires, éditeurs, etc.), pourriez-vous nous raconter votre rencontre avec ces différents mondes qui se cottoient nécessairement mais appartiennent à des logiques très différentes.  


11 - Expérience : Vous mettez en ligne le documentaire de Hou Chi-jan (侯季然) sur les librairies d’occasion, avez-vous partagé aussi la même émotion à l’égard de la “poésie des librairies”? Pourquoi vous intéresser à ce reportage en particulier ? Pourriez-vous nous raconter l’une de ces rencontres (personnes) ou de ces découvertes (lieux) ?


Questions subsidiaires


9 -  Umberto Eco a indiqué dans un entretien à France Culture en 2008 que “la lecture, c’est le prolongement de la vie”. Partagez-vous son avis sur la lecture? Quel est selon vous l’apport de la lecture ?


10 - La philosophe Françoise Gaillard considère dans un article des Cahiers de médiologie, que "la liberté est directement proportionnelle à la consommation de papier", est-ce que vous êtes d’accord avec cette idée et pourquoi ? Au temps du numérique, la démocratie est-elle influencée par ce nouveau support de transmission ?

11-  - Dans un article de Walter Benjamin intitulé “L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”, il souligne la perte de l’aura à caude de la reproduction en masse (cf. histoire de la fabrication du livre : Cai-lun, Gutenberg, Anselm Peyen au XIX). Pensez-vous que cette perte de l’aura des livres peut avoir un effet négatif sur la démocratisation du savoir?  




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