mardi 18 octobre 2016

Cours n° 35 Écriture au long cours et crise du journalisme

« Je demeure convaincu qu’un journaliste n’est pas un enfant de chœur et que son rôle ne consiste pas à précéder les processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie ». 

Albert Londres, « Avant-propos », Terre d’Ébène, Paris, Albin Michel, 1929

"C'est une sacrée corrida. Pour peu que s'y ajoute un peu de ce que les aficionados appellent el duende (la grâce, le miracle du talent), l'aventure est assez belle. Toujours la corne du taureau - la corne, c'est-à-dire en l'occurrence l'erreur, la sottise, la naïveté de plume - effleure la poitrine. Effleure justement... Cela s'appelle un reportage." 

Jean-Claude Guillebaud, "Les reporters avaient un maître. On le leur avait ôté. Ils le retrouvent.", le Monde, 28 mai 1984.



Écriture au long cours et crise du journalisme

Le Manifeste de XXI (2° partie) met l'accent sur la crise que traverse le journalisme en ce début de millénaire. Les causes sont connues et entendus (internet & les journaux gratuits). Le remède, c'est l'écriture. Albert Londres fait figure de modèle pour Saint-Exupéry et Beccaria. Voyons pourquoi avec cet article prémonitoire de Jean-Claude Guillebaud :


I - Pour mettre en perspective le phénomène de crise un texte clé de Guillebaud en hommage à Albert Londres : ce texte a servi de post-face à la publication d'un recueil de 100 grands reportages du journal Le Monde. C'est dire son importance. 


Les reporters avaient un maître. On le leur avait ôté. Ils le retrouvent.
LE MONDE | 28.05.1984 à 00h00 • Mis à jour le 28.05.1984 à 00h00 |
JEAN-CLAUDE GUILLEBAUD.

POUR son centenaire, on réédite les reportages d'Albert Londres. Surprise. Ils ont peu vieilli. Qu'on relise Au bagne, Chez les fous ou Pêcheurs de perles, un charme intact joue : c'est écrit d'hier, quand tout ce dont il est question, pourtant, a disparu : politiques, géographie et coloniale et velours cramoisis de l'Orient-Express. Alors ? Le talent ? Une nostalgie inavouée pour les couleurs d'époque ? L'invariable grammaire des disputes humaines ? C'est plus simple. Un homme, hier, s'embarquait pour aller voir la planète du plus près qu'il pouvait, il regardait le grain des choses, écoutait la rumeur des ports et tâchait de dire à l'incrédule lecteur resté à quai ce qu'il découvrait. Là-bas.
Or, Londres emportait toujours, à Shanghai ou Cayenne, un peu de lui-même. Et donc de nous. Nous étions du voyage. Il le disait, voilà toute la différence. Un homme, les yeux ouverts, colleté aux énigmatiques lointains ; un homme, avec ses perplexités avouées, ses colères, et même ses bonheurs chipés aux escales : voilà quelle était la vraie substance, l'information, comme on dit maintenant.
Non point " le " monde tout seul, une espèce de monde " en soi " ni, à l'inverse, " le " voyageur solipsiste en ses irréductibles vagues à l'âme, mais bien les deux ensemble, jour après jours, affrontés. Bec à bec. C'est une sacrée corrida. Pour peu que s'y ajoute un peu de ce que les aficionados appellent el duende (la grâce, le miracle du talent), l'aventure est assez belle. Toujours la corne du taureau - la corne, c'est-à-dire en l'occurrence l'erreur, la sottise, la naïveté de plume - effleure la poitrine. Effleure justement... Cela s'appelle un reportage.
D'où vient tout de même qu'on ne relise plus Albert Londres aujourd'hui, sans une espèce de gêne envieuse ? On dirait que, lui, respire encore à pleins poumons une innocence que nous avons perdue. Nos " papiers " à nous tiendront-ils la même distance ? Lira-t-on, mettons machin chouette, dans quarante ans ? On voit bien, dans nos journaux, que les tons ont pâli, que la prose s'est anémiée et que, maintenant, le regard biaise. Comme si on n'osait plus. Précisément.
À cette crise, tout européenne et même latine, du reportage, on a trouvé de bien plates excuses. Les charters, le monde rétréci et banalisé, l'image instaurée à domicile, etc. Nous serions entrés dans un monde fini qui ne vaudrait plus d'être raconté comme avant, mais seulement montré au JT de 20 heures, puis expliqué le lendemain dans un éditorial. C'est une blague. Descendez ce soir même dans le métro ou sur les quais d'Honfleur, et regardez mieux autour de vous. Albert Londres y trouverait encore ses sujets, aussi bien qu'à Chandernagor. Ce monde-là nous manque. Pourquoi ?
Hier, Lucien Bodard soupirait : les universitaires envahissent le reportage. Ce n'était pas faux, mais un peu bref. En fait, le journalisme d'après-guerre a subi, de la part des sciences humaines, alors si assurées d'elles-mêmes, une formidable manœuvre d'intimidation. Chez nous, elles avaient le terrain libre. Il n'y a guère, en nos pays toujours portés à disserter, de vraie religion - anglo-saxonne - du fait ou du récit. Les faits nous ennuient, ils ont l'inconvénient d'exister. On admit mal brusquement que des hommes puissent avoir pour seul métier d'aller les vérifier, un par un. Sur place ? Oui, sur place.
Alors pesa sur le journalisme un triple soupçon qui contribua à faire de lui un divertissement mineur. Soupçon universitaire d'abord : l'enquête au sens strict fut assimilée à un sous-produit de la sociologie. Mais alors, plutôt Dieu que ses sous-diacres : on vit des journaux entiers rédigés par des sociologues pigistes ou des maîtres assistants. Ils écrivaient mal, voyageaient peu, se trompaient raisonnablement, mais ils avaient reçu le saint-chrême en Sorbonne et n'étaient pas, surtout pas, journalistes.
Soupçon littéraire ensuite. On fit croire à l'inexistence d'une écriture journalistique à part entière. Méfiance flicarde pour la forme, mimétisme jargonnant et obsession récidivante : il fallait singer l'indéfinissable sérieux des thésards. Celui qui, contre vents et marées, témoignait d'un petit " brin de plume ", portait nécessairement en lui les vilains regrets de l'écrivain raté. Ces journalistes-là, poulets à trois pattes, rêvèrent, à force, d'un prix consolateur. L'Interallié par exemple. Ils devaient changer de métier. Le journalisme en perdit la trace.
Soupçon idéologique enfin. Le plus grave. En ces temps de glaciation abstraite et d'empoignades manichéennes, la démarche journalistique, dans son essence, n'était pas vraiment recevable. La parole têtue de qui voit de ses propres yeux fait toujours " quelque part " le jeu de l'adversaire. Un vrai reportage dérange l'ordonnancement symétrique des " explications ". En outre, la mauvaise conscience postcoloniale de ces années-là. l'émergence d'un tiers-monde famélique et dévasté interdisaient, croyait-on, que l'on s'écartât, fusse d'un seul adjectif, d'une monotone recension des " problèmes ". Il devint culturellement impérialiste, et même un brin raciste, de trouver encore, dans les rues de Rangoun, un beau visage à décrire ou une fête à raconter. La moindre inclination pour le concret des rues et des marchés procédait sûrement, horreur, d'une jobardise touristique à la Pierre Loti.
On crut les problèmes plus importants que les hommes. C'est à peine si, par l'effet d'une ultime indulgence, on exila la vie vivante dans une rubrique chichement distribuée : la " couleur ". On fit croire aux stagiaires des journaux qu'un reportage consistait à se rendre en avion dans les bureaux d'une capitale étrangère pour y interroger les responsables officiels ou clandestin dûment répertoriés. On mit bout à bout des chiffres, des conjonctions de coordination et quelques morceaux de communiqués. Il fallait être savant et impersonnel. La presse eut sa langue de bois. Adios Albert !
Adios ? Pas sûr. Ce centenaire-là, en vérité, coïncide avec une bonne nouvelle qui eût comblé l'auteur de Dante n'avait rien vu. Voilà que chez nous, mine de rien, une génération de journalistes réinvente, tranquillement, le reportage écrit. On le sait. On le dit. Mais cette résurrection est moins l'effet d'une mode éphémère - celle d'un " nouveau " quelque chose - que le produit d'une prise de conscience assez réfléchie.
Résumons. D'abord les sciences humaines et les sociologues se sont à peu près tus ; en tout cas, il n'est vent partout que de leur échec. (Ces longs pensums d'hier sur la réforme agraire en Mongolie-Extérieure sont assez bouffons à la relecture. Essayez...) Ensuite, le souci de la forme, celui d'une écriture journalistique qui ne doive de comptes ni à la littérature ni à l'université a fini par s'imposer. On est devenu, en somme, plus finauds. La forme, a-t-on compris, est inséparable du fond, le mal-écrire n'est pas gage de sérieux et, de toute façon, la subjectivité est incluse dans le texte, autant l'avouer en clair. On ne peut plus guère parler ou écrire ex cathedra sans ridicule.
Enfin, le soupçon idéologique, on le sait, fut à son tour soupçonnable. Ouf !
Et puis, et puis, la " couleur " prit lentement sa revanche sur l'étroite et sentencieuse politique. Des ébranlements eurent lieu, un peu partout, des problèmes indéchiffrables surgirent ici ou là-bas, des révolutions même (l'Iran) sur les terrains qui étaient justement ceux, négligés, de la couleur locale : mœurs, religion, culture, etc. Le vrai sérieux, l'information à couvrir en priorité logeaient là désormais, dans l'imprécise fermentation des sociétés civiles, sur les trottoirs, dans les mosquées... Il devenait inopérant de mouliner plus longtemps les explications et les théories d'hier. Devant cela, l'analyste en chambre baissait les bras. Quant à la télévision, certes capable de montrer, elle parlait décidément trop court.
Le monde se révélait moins fini qu'on ne l'imaginait. Pas d'autre recours que de réconcilier, vaille que vaille, l'intelligence et le regard, toujours le regard... Il fallut- il faut encore - repartir en voyage. Et ouvrir l'œil. Bon anniversaire, Albert Londres ! 


Questions


Qu'est-ce qui caractérisent les reportages de Londres ?
Pourquoi Guillebaud éprouve-t-il de la nostalgie ?
De quels maux souffrent le journalisme ?
Quels remèdes lui apporter ? 
Comparer le style de Guillebaud avec un extrait de Terre d'Ébène : "tremper la plume dans la plaie"



II - Londres, Kessel : Choisir un livre 

Pour le 10 novembre : choisissez un grand reportage de 
- Albert Londres (Terre d'Ébène : https://issuu.com/scduag/docs/gad12024?e=1147227/1614158)
- Joseph Kessel et faites une présentation de ce reportage. 

- présentez l'auteur
- donnez le contexte historique du reportage
- résumez le reportage 
- sélectionnez des extraits et commentez-les
- Dites en quoi ce reportage relève du journalisme littéraire selon vous

On ne trouve à la bibliothèque de NCU aucun reportage de Londres mais en revanche quelques reportages de Kessel : 
- le Kilimandjaro
- Honk gong et macao
- Avec les alcooliques anonymes

A mon retour le 10 novembre, je ferais avec vous la reprise. 

III - Et Camus : préparons l'interview avec Chia-hua autour de Camus-journaliste. 

Nous pouvons consulter en attendant de réunir plus ample information le site suivant : 
http://webcamus.free.fr/biographie/journaliste.html




IV - Interview Chia-ping, la balzacienne

Première étape du montage : Il faut écouter et nettoyer l'enregistrement. 
Comment illustrer sonneront le montage ? Voir s'il y a des adaptations de Balzac à la médiathèque. 


V - Écoutons la radio : Autant en emporte l'histoire sur France inter 

sujet de l'émission : Londres. Son dernier reportage en Chine. Vu par Guillebaud. Justement !

https://www.franceinter.fr/emissions/autant-en-emporte-l-histoire/autant-en-emporte-l-histoire-26-juin-2016

Soyez attentif à la bande son (jingle, bed, virgule sonore)




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